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COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

dence et prophétisant leur perte : ce qui n’empêchait pas mes trois gaillards de mettre toutes voiles dehors, et de voguer effrontément, avec un pavillon nouveau à leur vergue et des couronnes à leurs mâts.

La sculpture était en arrière : elle reposait tout entière sur Pradier, Bosio et David, hommes de talent tous trois, mais qui, les pieds pris dans les traditions impériales, comme Daphnée dans son écorce de laurier, ne pouvaient avancer, et étaient forcés de faire du grec et du nu sur place. Étex était encore enfant, Barye étudiait ses lions et ses tigres au Jardin des Plantes, faute d’argent pour louer un atelier et payer un modèle, et Antonin Moine, qui n’avait pas de pain, vendait pour du Jean Goujon, des médaillons gothiques d’un caractère et d’un fini si merveilleux que parmi les artistes il ne s’éleva pas même pendant deux ans le moindre doute sur leur origine.

Cependant au moment où je passai des salons de peinture à l’exposition de sculpture, un cercle s’était formé autour d’un petit bas-relief d’un pied de haut à peu près sur dix-huit pouces de large : il représentait Christine faisant assassiner Monaldeschi. C’était le coup d’essai de Mlle de Fauveau, qui commençait par lui l’immense réputation dont elle jouit aujourd’hui parmi les artistes[1].

Ce jour-là, comme la Françoise de Rimini du Dante, je n’allai pas plus avant : quatre mois après j’avais sculpté aussi ma Christine faisant assassiner son Monaldeschi.

À peine en eus-je écrit le dernier vers que je me trouvai aussi embarrassé qu’une pauvre fille qui vient d’accoucher ; que faire de l’enfant bâtard qui était né hors du légitime mariage de l’Institut et de l’Académie. L’étouffer comme ses aînées ! c’était bien cruel, d’ailleurs la petite fille avait une apparence de force, qui lui donnait tout à fait l’air viable ; l’exposer, c’était bien cela, mais il lui fallait un théâtre qui la recueillit, des acteurs qui l’allaitassent, un public qui l’adoptât.

J’avais toujours entendu vanter l’obligeance de Charles Nodier, et surtout sa bonté toute paternelle pour la jeunesse, dont il a conservé le cœur ardent. Je le savais très-lié avec le baron Taylor, commissaire royal près le Théâtre-Français ; je lui écrivis, sans aucune recommandation, en le priant de solliciter pour moi une lecture.

Ce fut le baron Taylor qui me répondit : il m’accordait ma demande, fixait l’audition de ma pièce à sept ou huit jours de là ; il me demandait pardon de l’heure qu’il choisissait ; mais ses nombreuses occupations lui laissaient si peu de temps, que c’était à sept heures du matin seulement qu’il pouvait me recevoir.

Quoique je sois l’homme le moins matinal de Paris peut-être, je fus prêt à l’heure dite : je n’avais pas dormi de la nuit.

Je frappai à sa porte avec un battement de cœur effroyable ; la bonne ou la mauvaise disposition d’esprit d’un homme qui ne me connaissait pas, qui n’avait aucun motif d’être bienveillant pour moi, qui me recevait par pure complaisance, allait décider de mon avenir. Si ma pièce lui déplaisait, c’était une prévention contre tout ce que je pourrais lui apporter plus tard, et j’étais presque au bout de mon courage et de ma force.

Cependant on ne me répondait pas : j’entendais même, en prêtant l’oreille, un bruit annonçant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans l’appartement : c’étaient des sons confus et glapissants qui, tantôt avaient l’air d’accents de colère, et tantôt retombaient dans le mat, et formaient la basse d’une musique monotone et continue. Je ne pouvais deviner ce que c’était, je craignais de déranger Taylor en ce moment ; mais néanmoins, c’était bien l’heure fixée par lui pour le rendez-vous ; je frappai plus fort ; j’entendis qu’on ouvrait une porte ; en même temps ce bruit intérieur, inconnu, qui m’avait arrêté un instant, m’arriva plus mugissant que jamais ; enfin, une vieille bonne m’ouvrit.

— Ah ! monsieur, me dit-elle, d’un air consterné, vous rendez un fier service à monsieur en arrivant, et il vous désire bien.

— Comment cela ?

— Oh ! entrez, entrez, et ne perdez pas une minute. —

Je me précipitai dans la chambre, et trouvai Taylor pris dans sa baignoire comme un tigre dans une fosse, et ayant près de lui un monsieur qui lui lisait une tragédie d’Hécube.

Ce monsieur avait forcé la porte, quelle que chose qu’on ait pu lui dire ; il avait surpris Taylor, comme Charlotte Corday Marat, et il le poignardait dans le bain : seulement l’agonie du

  1. Mademoiselle de Fauveau, exilée politique, habite aujourd’hui Florence où elle exécute un monument à Dante. Les Italiens n’y avaient pas pensé.