Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/309

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RICHARD.

Je veux parler ! je veux parler ! — (Plusieurs de ses amis lui indiquent la voiture ; avec leur aide, il monte sur l’impériale et de là harangue la foule.) Braves amis, s’il s’agissait de mon intérêt particulier, je vous aurais déjà dit : cédez à l’injustice et à la violence ! mais pour vous je suis prêt à tout souffrir ; il s’agit de ne plus payer le plus épouvantable des budgets. Avez-vous jamais calculé ce budget ? savez-vous qu’en monnaie de cuivre il ferait vingt-huit fois le tour de la terre ?

VOIX DIVERSES.

Ah ! bon Dieu ! c’est horrible ! est-il possible ?

RICHARD.

Mais ne parlons que de notre province. Si ce que nous payons était compté en ligne droite sur une grande route, savez-vous combien de temps il vous faudrait pour la parcourir ?

VOIX.

Non, non, voyons ! dites !

RICHARD.

Vous êtes bons marcheurs dans le Northumberland ?

VOIX.

Oui, oui !

RICHARD.

Mais en recommençant tous les matins vous ne feriez pas plus de trente-six milles par jour.

VOIX.

Non ! C’est cela ! c’est vrai !

RICHARD.

Eh bien ! pour le voyage de notre budget particulier, il faudrait à un piéton six cent quatre-vingt-douze jours : un an, dix mois, vingt-sept jours.

VOIX.

C’est inconcevable ! quel calcul ! c’est une bonne tête !

RICHARD.

Qu’est-ce que je veux, moi, qui paye comme vous ?

VOIX.

Ah ! oui, vous payez beaucoup !

RICHARD.

Diminuer de quelques milles la longueur de cet interminable ruban. — (Tirant une pierre de sa poche.) Voici comme on m’en récompense ! une pierre a été lancée contre moi, moi que vous avez applaudi, moi que vos mains ont proclamé votre élu. Pour repousser leur adversaire, ils veulent l’assassiner !

(Cette plainte de Richard excite un tumulte bien plus violent que tout ce qui a précédé ; les cris, les menaces volent d’un parti à l’autre. On apostrophe M. Stanson de la manière la plus vive : lâche ! brigand ! scélérat ! Ses partisans le protègent.)
STANSON, à ses partisans.

Apportez une table.

(Défendu par eux, il monte sur la table où l’on reçoit les suffrages et réclame un silence qu’on ne lui accorde qu’avec peine.)
TOMPSON, regardant sa montre.

Dix minutes !

(Il s’approche du haut-bailli et lui montre l’heure.)
STANSON, avec véhémence.

C’en est trop ! la voix qui me manque, dit-on, la colère me la donnera. On vous trompe, Anglais, on n’en veut pas à la vie d’un misérable qui vous rend ses dupes : votre bien-être, votre repos, peu lui importe ! mais à lui des honneurs, des richesses ! Il défendra vos fortunes ! lui ! il ment, le bâtard ! sait-il ce que c’est qu’une fortune ? a-t-il un patrimoine ? a-t-il une famille ? non, il ment encore quand il dit qu’il est fils du docteur : j’adjure monsieur Grey…

(Explosion : Oui ! oui ! non ! non ! Richard, Tompson, le docteur, veulent parler ; longtemps le bruit les en empêche ; enfin le docteur, d’une voix forte, s’écrie.)
LE DOCTEUR.

Non, il n’est pas mon fils.

VOIX.

Ah ! ah !

LE DOCTEUR.

Mais il est mon gendre.

D’AUTRES VOIX.

Ah ! ah ! bravo !

STANSON.

En l’adoptant, monsieur Grey lui a-t-il donné ses vertus ? plusieurs de vous le connaissent déjà. Les péchés capitaux, a-t-il dit, il n’en a qu’un, lui, mais le père de tous les autres, l’orgueil ; par orgueil il criera pour vous, par orgueil il vous trahira ; par orgueil… par orgueil…

(Tompson s’est approché de nouveau du bailli en lui montrant l’heure et le scrutin interrompu.)
LE HAUT-BAILLI, interrompant monsieur Stanson.

Le scrutin est fermé.

VOIX CONFUSES.

Comment cela ! on ne le savait pas ? c’était une surprise !

STANSON.

Un moment, j’attends quarante électeurs qui viennent du fond du Northumberland, sur un sloop que j’ai frété.

TOMPSON.

Sir Stanson, si votre brick a bon vent, vos électeurs sont maintenant en pleine mer.

UN HOMME JAUNE, accourant.

Sir Stanson, le sloop a passé sans débarquer ; malgré les cris des électeurs, il a doublé de voiles, et bientôt on ne le verra plus !