Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/583

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, moi… en orgies avec de jeunes étudiants, au lieu de donner une châsse d’argent à Saint-Jacques de Compostelle, et une chape d’or à Notre-Dame del Pilar, comme je le ferais, moi… enfin, en débauches avec de belles courtisanes du démon, au lieu de récompenser largement les saints hommes qui se dévouent au salut et à la consolation des mourants, comme je ferais encore, moi… Comprenez— vous, mon père ?…

DOM MORTÈS.

Oui, oui, Monseigneur… Cependant, je crois que, si Don Josès était à votre place…

DON JUAN.

Mais il n’y est pas… Et savez-vous où il est ? À Séville en Andalousie, dans la ville des amours, des sérénades et des fleurs, tandis que son père bien-aimé vous envoie chercher pour se préparer à la mort… Et que fait-il à Séville ?… Il chante des chants mauresques sur une guitare grenadine, aux pieds de je ne sais quelle Teresina, qu’il séduit en lui faisant croire qu’elle sera sa femme, et cela au lieu d’accourir ici pour prier et pleurer avec moi au chevet du lit mortuaire… Et voilà ce qu’il faut que mon père sache de votre bouche ; car, si au moment de mourir… la faiblesse humaine est si grande à l’heure suprême !… il allait, ce qui est possible, légitimer ce bâtard… Il ne faut pour cela qu’un parchemin, deux lignes, une signature, et le sceau des Marana près de cette signature… et alors ce ne serait plus moi, ce serait l’autre qui deviendrait comte de Marana, grand d’Espagne de première classe, et maître de vassaux assez nombreux pour faire à son propre compte la guerre au roi de France !…


DOM MORTÈS.

Rassurez-vous, Monseigneur, car je sais, dans ce cas, quelles seraient les intentions de votre frère.

DON JUAN.

Il vous les a dites ?… Oui, il a fait le grand, le généreux, le magnanime… Il est vrai que cela ne lui a coûté que des paroles. Il vous a dit, n’est-ce pas, qu’il me laisserait la seigneurie d’Olmedo ou d’Aranda, qui rapportent ensemble cinq cents réaux et vingt-cinq maravédis de rente ? puis encore, peut-être, qu’il consentirait à ce que l’on continuât de m’appeler Don ; c’est-à dire qu’il me fait l’aumône d’un morceau de pain et d’une épée… Oh ! Le digne, le noble, l’excellent fils, qui dispose de la succession paternelle du vivant même de son père !… Oh ! Le digne, le noble, l’excellent frère, qui se fait une part de lion, qui étend l’ongle sur l’héritage des Marana, et qui dit : « Ceci est à moi, Don Josès ! Cela est à toi, Don Juan !… »

DOM MORTÈS.

J’espère que Don Josès arrivera à temps pour que votre noble père règle, de son vivant, ses intérêts et les vôtres.

DON JUAN.

Oh ! Pour cela, vous vous trompez… Non !… Il laisserait mourir son père dans la solitude et l’abandon, si je n’étais pas là, moi… Je lui ai écrit dix lettres.


DOM MORTÈS.

Eh bien, moi, Monseigneur, je ne lui en ai écrit qu’une, mais je suis sûr du messager qui la porte.

DON JUAN, furieux.

Tu as écrit à Don Josès, prêtre !… Et qui t’a permis de le faire ?

DOM MORTÈS.

Celui qui en avait le droit : votre père.

DON JUAN.

Eh ! Que ne me disais-tu cela plus tôt, tu m’aurais épargné depuis une demi-heure cette comédie que je joue !… Ah ! Nous voilà enfin tous deux face à face, nos masques à la main, et pouvant tout nous dire !… Eh bien, donc, écoute, et retiens bien ce que tu vas entendre… Je ne veux pas, entends-tu bien, prêtre ? Je ne veux pas que le vieillard reconnaisse Don Josès pour mon frère… et cela, non pas parce qu’il est le fils d’une bohémienne, non pas parce qu’il est un païen, non pas parce qu’il déshonorerait mon nom dans l’autre monde, dont je m’inquiète fort peu ; mais parce que, dans celui-ci, il me prendrait mon titre de comte, dont j’ai besoin pour faire grande et noble figure par les Espagnes… Mes richesses, qu’il me faut pour acheter l’amour qu’on ne voudra pas me donner, et mes dix mille vassaux, qui me sont nécessaires pour m’assurer l’impunité que la justice se lassera peut-être de me vendre… Souviens-toi que je m’appelle Don Juan, et qu’un de mon nom, si ce n’est de ma race, est descendu vivant en enfer, y a soupé avec un commandeur qu’il avait tué après avoir déshonoré sa