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LE COMTE.

Parce qu’il y a bien peu de secrets que l’on parviendrait à leur cacher.

ELENA, regardant Amy.

Elles sont ambassadrices ?

AMY.

Méchante !…

ELENA.

Et en cette qualité, elles savent garder ceux qu’elles ont surpris.

AMY.

Oh ! que vous avez là un charmant éventail !

ELENA.

Un cadeau du prince de Galles.

AMY.

Montrez donc !

LE COMTE.

N’aurons-nous donc point lord Gosswill ?

AMY.

Il n’a pu venir ; il aide en ce moment, je crois, lord Mewill à se mésallier.

LE COMTE.

Ah ! c’est sur mon honneur vrai ! c’est aujourd’hui que lord Mewill épouse cette riche héritière sur la dot de laquelle il compte pour refaire sa fortune… Comment appelez-vous déjà cette jeune fille ?… miss Anna ?…

AMY.

Anna Damby, je crois… c’est un de ces noms qui ne se retiennent pas… il n’y a rien qui les rappelle.

LE COMTE, à Elena.

Vous savez, madame… c’est cette jeune et jolie personne qui a presque en face de la nôtre une loge à Drury-Lane, et que vous avez remarquée pour la voir à toutes les représentations ; elle a pu faire la même remarque sur vous, au reste.

ELENA.

Oui, oui, je sais.

AMY.

Vous ne devineriez pas, monsieur le comte, l’indiscrétion que j’ai commise : j’ai demandé à ma chère Elena une place dans sa loge pour la première fois que jouera Kean… c’est un si grand acteur !… un homme de tant de génie !

LE COMTE.

Vous désirez donc le voir ?

AMY.

Plus que vous ne pouvez imaginer… et de près surtout. Votre loge est à l’avant-scène, et l’on doit y être à merveille pour que pas un des mouvements de sa physionomie ne soit perdu.

LE COMTE.

Eh bien ! je suis fort aise que vous ayez ce désir… car je vous le ferai voir aujourd’hui de plus près encore que de ma loge…

AMY.

Vraiment !… et d’où cela ?

LE COMTE.

D’un côté de ma table à l’autre… je l’ai invité à dîner avec nous.

ELENA.

Comment, monsieur, vous avez fait cela sans m’en prévenir ?

AMY.

Inviter Kean !

LE COMTE.

Pourquoi pas ? le prince royal l’invite bien ! d’ailleurs, inviter, inviter comme on invite ces messieurs, en qualité de bouffon : nous lui ferons jouer une scène de Falstaff après le dîner… cela nous amusera, nous rirons.

ELENA.

Oh ! mais je vous le répète, monsieur, comment avez-vous fait cela sans m’en prévenir.

LE COMTE.

C’était une surprise que je ménageais au prince royal, à qui mes instructions m’enjoignent de faire la cour ; mais vous m’avez arraché mon secret : dites encore que je suis diplomate !

UN DOMESTIQUE, entrant avec une lettre à la main.

Une lettre pressée pour monsieur le comte…

LE COMTE.

Vous permettez, mesdames ?

AMY.

Comment donc…

LE COMTE, lisant.

« Monseigneur, je suis désespéré de ne pouvoir accepter votre gracieuse invitation, mais une affaire que je ne puis remettre me prive de l’honneur d’être le convive de Votre Excellence. Soyez assez bon, monseigneur, pour déposer mes regrets les plus vifs et mes hommages les plus respectueux aux pieds de madame la comtesse. »

ELENA, à part.

Oh ! je respire…

LE COMTE.

Nous vivons dans un singulier siècle, il faut en convenir… un comédien refuse l’invitation d’un ministre !

AMY.

Mais cela me parait une excuse, et non pas un refus.

LE COMTE.

Oh ! c’est un refus et bien en règle, je m’y connais ; j’ai été employé à trois négociations de mariage entre altesses royales.

ELENA.

Mais votre lettre était-elle convenable ?