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BARDOLPH.

Dis donc, Salomon… est-ce qu’on ne peut pas arranger l’affaire ?

SALOMON.

Impossible ! il y a un soufflet de donné.

BARDOLPH.

Qui est-ce qui l’a reçu ?

SALOMON.

Ah ! ça… je n’en sais rien.

BARDOLPH.

Ce doit être moi… Écoute donc, mon ami, mon brave Salomon… mon roi des souffleurs… il se pourrait que Kean ait oublié cette querelle.

SALOMON.

Comment… Vous ne vous la rappelez pas ?

BARDOLPH.

Si fait… si fait, je me rappelle bien que j’ai reçu un soufflet, par-dieu ! mais enfin, tu comprends…Si sa mémoire n’était pas si bonne que la mienne, et qu’il eût oublié… (Il prend son chapeau.) ne l’en fais pas souvenir.

(Il sort.)



Scène II.

 

KEAN, SALOMON, puis PISTOL.
SALOMON, fermant la porte.

Et de trois ! Si je ne les avais pas dispersés, ils se seraient remis à boire jusqu’à demain, vu qu’il n’y a pas encore théâtre ce soir… Enfin, cette fois-ci, je crois que nous voilà seuls. (Il regarde de tous côtés, et apercevant le châle.) Bénédiction ! en voilà bien d’un autre, par exemple ! (Il regarde encore, puis va à la chambre à coucher dont il ouvre la porte.) Ah ! je respire !… Voyons maintenant, faisons notre tournée sur le champ de bataille. (Examinant les bouteilles vides, en trouvant deux à moitié et les rangeant dans une armoire.) Diable ! le combat a été meurtrier : quinze contre quatre… Quand je pense que j’ai là, devant les yeux, couché comme un boxeur éreinté, le noble, l’illustre, le sublime Kean, l’ami du prince de Galles !… le roi des tragédiens passés, présents et futurs… qui tient en ce moment le sceptre… (Il aperçoit la bouteille que Kean tient par le goulot.) Quand je dis le sceptre, je me trompe… Oh ! mon Dieu !

(Il essaye de lui tirer la bouteille de la main ; pendant ce temps Kean s’éveille et le regarde faire ; les yeux de Salomon rencontrent les siens.)
KEAN.

Quel diable de métier fais-tu donc là, Salomon ?

SALOMON.

Vous le voyez bien, j’essaye de tirer de vos mains cette pauvre bouteille que vous étranglez.

KEAN.

Il parait que j’ai oublié de me coucher, hein ?

SALOMON.

Vous m’aviez tant promis de rentrer !

KEAN.

Eh bien ! mais il me semble que je ne suis pas dehors. J’ai même passé la nuit chez moi, si je ne me trompe… ce qui ne m’arrive pas toujours…

SALOMON.

Et même pas seul…

KEAN.

Ne me gronde pas, mon vieux Salomon, c’est le clair de lune qui n’avait pas envie de se coucher ; la muraille qui se fendait de chaleur, et le lion qui, comme tu le sais, est l’animal le plus altéré du zodiaque.

SALOMON.

Croyez-vous que de pareilles nuits vous remettent de vos fatigues ?

KEAN.

Bah ! pour quelques bouteilles de vin de Bordeaux…

SALOMON, lui prenant la bouteille de rhum qu’il tient encore.

Et depuis quand les bouteilles de vin de Bordeaux ont-elles le cou dans les épaules comme celle-ci ? (Lisant l’étiquette.) « Rhum de la Jamaïque. » Ah ! maître ! vous finirez par brûler jusqu’au gilet de flanelle que vous avez sur la poitrine.

(Il pousse un soupir.)
KEAN.

Tu as raison, mon vieil ami, tu as raison ; je sens que je me tue avec cette vie de débauches et d’orgies ! Mais, que veux-tu, je ne puis en changer. Il faut qu’un acteur connaisse toutes les passions pour les bien exprimer. Je les étudie sur moi-même, c’est le moyen de les savoir par cœur.

PISTOL, en dehors.

Monsieur Salomon !… monsieur Salomon ! peut-on entrer.

KEAN.

Qui est-ce qui est là ?

SALOMON.

C’est juste, j’avais oublié. Maître, c’est un pauvre garçon que vous ne vous rappelez sans doute plus… le fils du vieux Bob… le petit Pistol… le saltimbanque.

KEAN.

Moi, avoir oublié mes vieux camarades ! Entre, Pistol… entre.

PISTOL, entr’ouvrant la porte.

Sur les pieds ou sur les mains ?…

KEAN.

Sur les pieds, tu as besoin de ta main pour serrer la mienne.