Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/646

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
KEAN.

Vous avez songé au théâtre ?

ANNA.

Oui ; depuis longtemps mes yeux sont fixés ardemment sur cette carrière, à l’exemple de miss Siddons, de miss O’Neil, celui plus récent encore de miss Fanny Kemble.

KEAN.

Pauvre enfant !

ANNA.

Vous paraissez me plaindre et cependant vous ne me répondez pas, monsieur ?

KEAN.

Il y a en vous tant de jeunesse, tant de candeur, que ce serait un crime à moi, tout pervers que l’on me fait et que je suis peut-être, de ne pas vous répondre ce que je pense. Me permettez-vous de vous parler comme un père, miss ?

ANNA.

Oh ! je vous en supplie !

KEAN.

Asseyez-vous, ne craignez rien ; à compter de cette heure, vous m’êtes aussi sacrée que si vous étiez ma sœur.

ANNA, s’asseyant.

Que vous êtes bon !

KEAN, debout.

Vous avez vu le côté doré de notre existence, et il vous a éblouie. C’est à moi de vous montrer le revers de cette médaille brillante qui porte deux couronnes, une de fleurs, une d’épines.

ANNA.

Je vous écoute, monsieur, comme si Dieu me parlait.

KEAN.

Votre candeur, votre âge, miss, vont rendre délicate la tâche que je me suis imposée. Il y a des choses difficiles à dire pour un homme de mon âge, difficiles à comprendre pour une jeune fille du vôtre… vous m’excuserez, n’est-ce pas, si l’expression ternissait la chasteté de la pensée ?

ANNA.

Edmond Kean ne dira rien que ne puisse entendre Anna Damby, je l’espère.

KEAN.

Kean ne devrait rien dire de ce qu’il va dire à miss Damby, jeune fille du monde, destinée à rester dans le monde, et qu’il rencontrerait dans le monde… Kean dira tout et doit tout dire à la jeune artiste qui lui accorde sa confiance, et lui fait l’honneur de venir chez lui le consulter, et ce qui lui paraîtrait dans le premier cas une inconvenance, lui semble dans le second un devoir.

ANNA.

Parlez donc, monsieur.

KEAN.

Vous êtes belle. Je vous l’ai dit. C’est quelque chose, c’est beaucoup même pour la carrière que vous voulez embrasser… mais ce n’est point tout, miss… la part de la nature est faite, celle de l’art reste à faire.

ANNA.

Oh ! dirigée par vous, j’étudierai, je ferai des progrès, j’acquerrai un nom.

KEAN.

Dans cinq ou six ans, c’est possible… car ne croyez pas que rien se fasse sans le temps et sans l’étude. Quelques privilégiés naissent avec le génie… mais comme le bloc de marbre naît avec la statue, il faut la main de Praxitèle ou de Michel-Ange, pour en tirer une Vénus ou un Moïse. Oui, certes, je suppose, je crois même que vous êtes de ces élues, que dans quatre ou cinq ans votre talent, votre réputation, ne vous laisseront rien à envier à vos rivales, car c’est la gloire seule que vous cherchez… et votre immense fortune ?…

ANNA.

J’ai tout abandonné du moment où j’ai fui de chez mon tuteur.

KEAN.

Ainsi, vous n’avez rien ?

ANNA.

Rien.

KEAN.

En supposant que vous possédiez toutes les dispositions nécessaires, il vous faut toujours six mois d’étude avant vos débuts.

ANNA.

J’ai heureusement appris dans ma jeunesse tous ces petits ouvrages de femme qui peuvent nourrir celles qui les font. D’ailleurs, j’appartiens à une classe qui est habituée à s’honorer de ce qu’elle gagne. La fortune de ma famille, toute considérable qu’elle est, fut puisée à une source commerciale. Je travaillerai.

KEAN.

C’est bien ! Au bout de ces six mois de travail, supposons toujours des débuts brillants, et alors, vous trouverez un directeur qui vous offrira cent livres sterling par an…

ANNA.

Mais avec mes goûts simples et retirés, cent livres sterling, c’est une fortune.

KEAN.

C’est le quart de ce que vous aurez à dépenser rien que pour vos costumes. La soie, le velours et les diamants coûtent cher, miss. Êtes-vous disposée à vendre votre amour pour parer votre personne ?

ANNA.

Oh ! monsieur.