Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/648

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venait vous dire : Kean, ma fortune, mon amour, sont à vous… sortez de cet enfer qui vous brûle… de cette existence qui vous dévore… quittez le théâtre…

KEAN.

Moi ! moi ! quitter le théâtre… moi ! Oh ! vous ne savez donc pas ce que c’est que cette robe de Nessus qu’on ne peut arracher de dessus ses épaules qu’en déchirant sa propre chair : moi, quitter le théâtre, renoncer à ses émotions, à ses éblouissements, à ses douleurs ! moi, céder la place à Kemble et à Macready, pour qu’on m’oublie au bout d’un an, au bout de six mois, peut-être ! Mais rappelez-vous donc que l’acteur ne laisse rien après lui, qu’il ne vit que pendant sa vie, que sa mémoire s’en va avec la génération à laquelle il appartient, et qu’il tombe du jour dans la nuit… du trône dans le néant… Non ! non ! lorsqu’on a mis le pied une fois dans cette fatale carrière, il faut la parcourir jusqu’au bout…, épuiser ses joies et ses douleurs, vider sa coupe et son calice, boire son miel et sa lie… Il faut finir comme on a commencé, mourir comme on a vécu… mourir comme est mort Molière, au bruit des applaudissements, des sifflets et des bravos !… Mais lorsqu’il est encore temps de ne pas prendre cette route, lorsqu’on n’a pas franchi la barrière… il n’y faut pas entrer… croyez-moi, miss, sur mon honneur ! croyez-moi.

ANNA.

Vos conseils sont des ordres, monsieur Kean…, mais que faut-il que je fasse ?

KEAN.

Où vous êtes-vous retirée en quittant hier la maison de votre tuteur ?

ANNA.

Chez une tante… bonne… excellente, et qui m’aime comme sa fille…

KEAN.

Eh bien ! il faut y retourner, miss, et lui demander asile et protection.

ANNA.

Pourra-t-elle me les accorder ?… lord Mewill est puissant, et lorsqu’il connaîtra l’endroit où je me suis réfugiée…

KEAN.

La loi est égale pour tous, miss, pour le faible comme pour le fort, excepté pour nous autres comédiens, cependant, qui sommes hors la loi. Votre tante demeure-t-elle loin d’ici ?

ANNA.

Dans Clary-Street.

KEAN.

À dix minutes de chemin d’ici ? prenez mon bras, miss… je vais vous y conduire.

SALOMON, entrant.

Son altesse royale le prince de Galles.

ANNA.

Oh ! mon Dieu !…

KEAN.

Vous direz au prince que je ne puis le recevoir, que je suis écrasé de fatigue, que je dors.

SALOMON.

J’ajouterai que vous avez passé la nuit à étudier, maître.

KEAN.

Non… ajoute que j’ai passé la nuit à boire, il y a plus de chances pour qu’il te croie… Venez, miss…

ANNA.

Oh ! Kean, Kean ! vous êtes deux fois mon sauveur.