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Scène XII.

 

Les précédents ; ANNA, entrant vivement.
ANNA.

Monsieur Kean, monsieur Kean, c’est votre voix ; je l’ai entendue. Me voilà.

KEAN.

Miss Anna ! vous ici, dans une taverne, sur le port ! Pardon, mais les droits que vous m’avez donnés à votre confiance me permettent de vous adresser cette question. Au nom du ciel, que venez-vous faire ici ? qui vous y a conduite ? Salomon, mon ami… va dire qu’on se mette à table en m’attendant.

ANNA.

Oh ! maintenant que nous sommes seuls, expliquez-vous, monsieur Kean.

KEAN.

Mais vous-même, miss, dites-moi, qui vous amène dans un lieu si peu digne ?

ANNA.

Votre lettre.

KEAN.

Ma lettre ? je n’ai pas eu l’honneur de vous écrire.

ANNA.

Vous ne m’avez pas écrit, monsieur, que ma liberté était compromise, qu’il fallait que je quittasse la maison de ma tante, parce qu’on devait ?… Oh ! mais j’ai votre lettre sur moi. Tenez, tenez, la voilà.

KEAN.

Il y a quelque infamie cachée sous tout ceci. Quoiqu’on ait essayé d’imiter mon écriture, ce n’est pas la mienne.

ANNA.

N’importe ; lisez-la, monsieur, elle vous expliquera ma présence ici, ma joie en vous revoyant. Lisez, lisez, je vous prie.

KEAN, lisant.

« Miss, on vous a vue entrer chez moi ; on vous a vue sortir ; on nous a suivis : votre retraite est découverte ; on sollicite, pour vous en arracher, un ordre que l’on obtiendra. Il n’y a qu’un moyen d’échapper à vos persécuteurs : rendez-vous ce soir sur le port ; demandez la taverne du Trou du Charbon. Un homme masqué viendra vous y prendre ; suivez-le avec confiance, il vous conduira dans un lieu où vous serez à l’abri de toute recherche, et où vous me retrouverez. Ne craignez rien, miss, et accordez-moi toute votre confiance, car j’ai pour vous autant de respect que d’amour. Edmond Kean. On veille sur moi comme sur vous ; voilà pourquoi je ne vais pas moi-même vous supplier de prendre cette résolution, qui seule peut vous sauver. »

ANNA.

Voici l’explication de ma conduite, monsieur Kean ; je n’ai pas besoin de vous en donner d’autre. J’ai cru que cette lettre était de vous ; je me suis fiée à vous ; je suis venue à vous.

KEAN.

Ô miss ! miss, combien je remercie le hasard, ou plutôt la Providence qui m’a conduit ici ! Écoutez, miss, il y a dans toute cette chose un mystère d’infamie que je vais approfondir, je vous jure, et dont l’auteur se repentira. Mais au point où nous en sommes, et pour me soutenir dans la lutte que je vais engager, il faut que vous me disiez tout, miss ; il faut que vous n’ayez plus de secrets pour moi ; il faut que je vous connaisse comme une sœur ; car je vais vous défendre, j’en jure Dieu, comme si vous étiez de ma plus proche et de ma plus chère famille.

ANNA.

Oh ! avec vous, près de vous, je ne crains rien.

KEAN.

Et cependant vous tremblez, miss.

ANNA.

Oh ! monsieur Kean, est-il bien généreux à vous de m’interroger, lorsqu’à vous surtout je ne puis tout dire ?

KEAN.

Et que peut avoir à cacher un jeune cœur comme le vôtre, miss ? parlez-moi comme vous parleriez à votre meilleur ami, à votre frère.

ANNA.

Mais comment oserai-je ensuite lever les yeux sur vous ?

KEAN.

Écoutez-moi, car je vais aller au-devant de vos paroles… Je vais lever un coin du voile sous lequel vous cachez votre secret… Habitués, comme nous le sommes, nous autres comédiens, à reproduire tous les sentiments humains, notre étude continuelle doit être d’aller les chercher au plus profond de la pensée… Eh bien ! j’ai cru lire dans la vôtre… pardon, miss, si je me trompe… que votre haine pour lord Mewill… vient d’un sentiment tout opposé pour un autre.

ANNA.

Oui, oui… et vous ne vous êtes pas trompé… mais ce n’est point ma faute, j’ai été entraînée par une fatalité bizarre, à laquelle aucune femme n’aurait pu résister… Oh ! pourquoi ne m’a-t-on pas laissée mourir ?