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ment, miss Anna, ne songeons qu’à vous… chère sœur.

ANNA.

Kean, mon frère… mon ami !…

KEAN.

Revenons à cette lettre… car maintenant que je sais tout, il n’y a pas une minute à perdre…

ANNA.

Mais à votre tour, dites-moi comment êtes-vous venu, et que signifie ce costume ?

KEAN.

Parrain d’un enfant qui appartient à de pauvres gens que j’ai connus autrefois, j’ai pensé que cet habit leur donnerait plus de liberté vis-à-vis de moi, en me faisant plus leur égal… je l’ai pris, et me voilà… Mais parlons d’autre chose… Cet homme masqué n’est pas venu ?

ANNA.

Pas encore.

KEAN.

Il va venir, alors ?

ANNA.

Sans doute.

KEAN.

Peter ?

ANNA.

Qu’allez-vous faire ?

(Peter entre.)
KEAN.

Le constable est-il arrivé ?

PETER.

Il attend dans la grande salle avec le reste de la société.

KEAN.

Priez-le de venir.

ANNA.

Oh ! Kean, vous m’effrayez.

KEAN.

Que pouvez-vous craindre ?

ANNA.

Je ne crains rien pour moi… c’est pour vous.

KEAN.

Oh ! soyez tranquille… Ah ! venez, monsieur le constable, venez… voici miss Anna Damby, l’une des plus riches héritières de Londres, à qui l’on veut faire violence pour le choix d’un époux ; je vous ai appelé pour vous la confier… Votre mission est grande et belle, monsieur le constable… Étendez le bras sur cette jeune fille, et sauvez-la.

LE CONSTABLE.

Quel changement ! et qui êtes-vous, monsieur, qui réclamez mon ministère avec tant de confiance et d’autorité ?

KEAN.

Peu importe qui réclame la protection de la loi, puisque la loi est égale pour tous… puisque la justice porte un bandeau sur les yeux, et que ses oreilles seules sont ouvertes. En tout cas, si vous voulez savoir qui je suis, je suis l’acteur Kean : vous m’avez dit que vous aimiez les artistes, je vous ai promis de vous en faire connaître un… vous voyez que je tiens ma parole.

LE CONSTABLE.

Comment ne vous ai-je pas reconnu, moi qui vous ai vu jouer cent fois, et qui suis un de vos plus chauds admirateurs ?… Ainsi, mademoiselle, vous réclamez ma protection ?

ANNA.

À genoux.

LE CONSTABLE.

Elle vous est acquise, mademoiselle ; seulement dites-moi de quelle manière…

KEAN.

Anna, entrez avec monsieur le constable dans cette chambre ; vous lui direz… vous lui raconterez tout… Quant à moi, il faut que je reste seul ici… j’attends quelqu’un.

ANNA.

Kean, de la prudence.

KEAN.

Allez, je vous prie… Quant à nous, monsieur le constable, soyez tranquille, cela ne changera rien au programme de notre soirée… et nous n’en souperons que plus joyeusement, je vous le jure.

(Anna et le constable sortent.)



Scène XIII.

 

KEAN, seul.

Oh ! quelle étrange chose ! Pauvre Anna ! quelle persécution ! quelle trame ! quel complot ! et tout cela contre une enfant frêle à être brisée par un souffle, et encore pâle de cette mort dont elle est à peine sauvée ! Et quand je pense qu’il y avait mille chances pour que je ne me trouvasse point ici, et qu’alors un rapt s’y commettait en mon nom ! Ah ! voilà donc pourquoi ce bruit se répandit si rapidement et si étrangement… que j’avais enlevé miss Anna, avant même que je ne l’eusse vue… Je devais servir de manteau à un lord ruiné qui veut refaire sa fortune… oh ! mais, je suis venu, me voilà… On ne peut arriver à miss Anna que par cette porte, et elle est gardée, et bien gardée à cette heure, je le jure… Ah ! voilà quelqu’un, ce me semble… vive Dieu ! c’est lui… J’avais peur qu’il ne vînt pas.

(Demi-nuit au théâtre.)