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d’emprunter le nom respectable de Votre Altesse pour parvenir jusqu’à moi : ayez donc la bonté de me faire passer votre nom, écrit de votre main, monseigneur.

LE PRINCE.

Que fais-tu donc ?

KEAN.

Je retire la clef pour vous laisser le passage libre. Me voici, adieu, Elena, je vous aime, aimez-moi, adieu. — (Kean ferme la porte par laquelle est sortie Elena, revient à l’autre, et amène par le trou de la serrure une banknote.) Une banknote de 400 livres sterling ! c’est véritablement une carte royale… Entrez, mon prince, car c’est bien vous.

(Il ouvre, le prince et le comte entrent.)



Scène V.

 

KEAN, LE PRINCE, LE COMTE, SALOMON.
LE PRINCE, entrant et regardant de tous côtés.

Vous ne vous doutez pas d’une chose, monsieur le comte, c’est qu’en entrant dans la loge de Roméo, nous avons fait fuir Juliette.

LE COMTE.

Vraiment ?

KEAN.

Oh ! quelle idée folle, monseigneur ! Voyez, cherchez.

LE PRINCE.

Oh ! une loge d’acteur, c’est machiné comme un château d’Anne Rattcliff… il y a des trappes invisibles qui donnent dans des souterrains, des panneaux qui s’ouvrent sur des corridors inconnus… des…

KEAN, au comte.

Combien je suis reconnaissant à Votre Excellence, d’avoir daigné venir dans la loge d’un pauvre acteur !

LE PRINCE.

Oh ! ne vous en prenez pas à votre mérite, monsieur le fat ! mais à la curiosité… Le comte, tout diplomate qu’il est, n’avait jamais mis le pied dans les coulisses d’un théâtre, et il a voulu voir…

KEAN.

Un acteur qui s’habille, j’en préviens Votre Altesse : nous avons, monsieur le comte, une étiquette bien plus sévère à observer, nous autres courtisans du public, que vous, messeigneurs les courtisans du roi. Il faut que nous soyons prêts à l’heure, sous peine d’être sifflés ; et, tenez, voilà la seconde fois que l’on sonne, ainsi vous permettez…

LE COMTE.

Eh ! mon Dieu, faites comme si nous n’étions pas là… à moins que nous ne vous gênions.

KEAN.

Point du tout…

SALOMON, entrant.

Me voilà, maître.

KEAN.

Mais auparavant, monseigneur, reprenez, je vous prie, ce billet.

LE PRINCE.

Point ! c’est le prix de ma loge qu’il me plaît de payer à vous, monsieur l’Écossais… au lieu de le payer à la location.

KEAN.

À ce titre, je l’accepte… Allons, Salomon, mon ami, tu sais ce qu’il faut faire de cet argent.

(Il passe derrière une draperie.)
LE COMTE, au prince.

Et vous croyez qu’il était avec une femme ?

LE PRINCE.

J’en suis sûr.

LE COMTE.

Miss Anna, peut-être.

LE PRINCE.

Oh ! c’est fort difficile à savoir…

LE COMTE, apercevant l’éventail oublié par sa femme.

Eh bien ! je le saurai, moi, je vous en réponds…

(Il met l’éventail dans sa poche.)
LE PRINCE.

Et comment cela ?

LE COMTE.

C’est un secret diplomatique.

KEAN, derrière la tapisserie.

Eh bien ! Votre Altesse… quelle nouvelle ?

LE PRINCE.

Aucune bien importante… Ah ! un insolent qui, je crois, a insulté lord Mewill hier soir… à la taverne du Trou au Charbon.

LE COMTE.

El pourquoi cela ?

KEAN.

Parce que lord Mewill avait refusé de se battre avec lui, sous le prétexte qu’il était un comédien ?… Oui, j’ai entendu parler de cela, ce me semble.

LE PRINCE.

Que dites-vous de l’excuse, monsieur le comte ?

LE COMTE.

Je ne sais pas quelles sont, sous ce rapport, les habitudes anglaises, monseigneur… mais je sais que nous autres Allemands, quand nous nous croyons insultés, nous nous battons avec tout le monde, excepté avec les voleurs… dont les galères se chargent de nous faire justice.