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ANTONY.

Oh ! c’est bien généreux à ceux qui en prennent soin.

ADÈLE.

Comment y a-t-il des mères qui peuvent…

ANTONY.

Il y en a cependant… je le sais, moi.

ADÈLE.

Vous ?…

LA VICOMTESSE.

Puis de temps en temps des gens riches, qui n’ont pas d’enfants, vont en choisir un là… et le prennent pour eux.

ANTONY.

Oui, c’est un bazar comme un autre.

ADÈLE, avec expression.

Oh ! si je n’avais pas eu d’enfants… j’aurais voulu adopter un de ces orphelins…

ANTONY.

Orphelins… que vous êtes bonne !…

LA VICOMTESSE.

Eh bien ! vous auriez eu tort : là ils passent leur vie avec des gens de leur espèce…

ADÈLE.

Oh ! ne me parlez pas de ces malheureux, cela me fait mal…

ANTONY.

Eh ! que vous importe, madame ? — (À La vicomtesse.) Parlez-en, au contraire. — (Changeant d’expression.) Vous disiez donc qu’ils étaient là avec des gens de leur espèce, et que madame aurait eu tort…

LA VICOMTESSE.

Sans doute, l’adoption n’aurait pas fait oublier la véritable naissance ; et, malgré l’éducation que vous lui auriez donnée, si c’eût été un homme, quelle place pouvait-il occuper ?

ANTONY.

En effet, à quoi peut parvenir ?…

LA VICOMTESSE.

Si c’est une femme, comment la marier !…

ANTONY.

Sans doute… qui voudrait épouser une orpheline ?… Moi… peut-être, parce que je suis au-dessus des préjugés… Ainsi, vous le voyez, madame… l’anathème est prononcé… Il faut que le malheureux reste malheureux : pour lui Dieu n’a pas de regard, et les hommes de pitié… Sans nom… Savez-vous ce que c’est que d’être sans nom ?… Vous lui auriez donné le vôtre ? eh bien ! le vôtre, tout honorable qu’il est, ne lui aurait pas tenu lieu de celui de son père… et, en l’enlevant à son obscurité et à sa misère, vous n’auriez pu lui rendre ce que vous lui ôtiez.

ADÈLE.

Oh ! si je connaissais un malheureux qui fût ainsi, je voudrais, par tous les égards, toutes les prévenances, lui faire oublier ce que sa position a de pénible !… car maintenant, oh ! maintenant, je la comprendrais !

LA VICOMTESSE.

Oh ! et moi aussi.

ANTONY.

Vous aussi, madame ?… Et si un de ces malheureux était assez hardi pour vous aimer ?…

ADÈLE.

Oh ! si j’avais été libre !…

ANTONY.

Ce n’est pas à vous, c’est à madame…

LA VICOMTESSE.

Il comprendrait, je l’espère, que sa position…

ANTONY.

Mais, s’il l’oubliait enfin ?…

LA VICOMTESSE.

Quelle est la femme qui consentirait à aimer…

ANTONY.

Ainsi, dans cette situation, il reste… le suicide.

LA VICOMTESSE.

Mais, qu’avez-vous donc ?… vous êtes tout bizarre.

ANTONY.

Moi ? Rien… j’ai la fièvre…

LA VICOMTESSE.

Allons, allons, n’allez-vous pas retomber dans vos accès de misanthropie… Oh ! je n’ai pas oublié votre haine pour les hommes…

ANTONY.

Eh bien ! madame, je me corrige. Je les haïssais, dites-vous… je les ai beaucoup vus depuis, et je ne fais plus que les mépriser ; et, pour me servir d’un terme familier à la profession que vous affectionnez maintenant, c’est une maladie aiguë qui est devenue chronique.

ADÈLE.

Mais, avec ces idées, vous ne croyez donc ni à l’amitié, ni…

(Elle s’arrête.)
LA VICOMTESSE.

Eh bien ! ni à l’amour…

ANTONY, à La vicomtesse.

À l’amour ! Oui… à l’amitié, non…, c’est un sentiment bâtard dont la nature n’a pas besoin, une convention de la société que le cœur a adoptée par égoïsme, où l’âme est constamment lésée par l’esprit, et que peut détruire du premier coup le regard d’une femme ou le sourire d’un prince.