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le caucase

me laissent croire jusqu’à présent qu’elle se compose tout simplement de pistils de camomille.

CHAPITRE XXIV.

Shah-Houssein.

Nous avons dit, en allant à la mosquée de Fathma, un mot d’une fête tatare qui a lieu à Derbent, à Bakou, à Schumaka, à propos de la mort de Houssein, fils d’Ali et de cette même Fathma dont nous avons visité la mosquée.

La mort de Houssein ayant eu lieu le 10 octobre, le hasard nous fit assister à cette fête anniversaire.

Je ne promets pas d’être très-clair en la racontant ; mon défaut de connaissance de la langue m’a forcé d’interpréter presque constamment une pantomime plus imagée que juste, ou de m’en rapporter à ce que des voisins complaisants et estropiant le français ont bien voulu m’en dire.

Quant à Kalino, grâce à la pauvre éducation que l’on reçoit dans les universités russes, il était encore plus ignorant que moi du drame qui se passait sous ses yeux.

Cependant je me hasarderai à une analyse : si défectueuse qu’elle soit, elle marquera pour mes lecteurs le point où en est l’art dramatique chez les successeurs de Gengis-Khan et de Timour-Lang.

Vous savez ou vous ne savez pas, cher lecteur, mais je vais procéder comme si vous ne le saviez pas, que le mahométisme se divise en deux sectes : la secte d’Abou-Beker et Omar-Souni, et la secte d’Ali-Chahi.

Les Turcs sont pour la plupart de la première, c’est-à-dire Sunnites.

Les Persans sont de la seconde, c’est-à-dire Chahites.

Avouons, en l’honneur des deux peuples, qu’à cause de cette différence de religion, ils se détestent encore aussi cordialement aujourd’hui que se détestaient, au seizième siècle, les catholiques et les huguenots.

Les Chahites se distinguent particulièrement par leur intolérance : leur haine pour les chrétiens est en général si forte, que pour rien au monde un Chahite, dût-il mourir de faim en ne le faisant pas, ne s’assoirait à la même table qu’un chrétien : et ce dernier mourrait littéralement de soif, qu’un Chahite, de peur de souiller son verre, ne lui offrirait pas un verre d’eau.

Ce sont les véritables vieux croyants, demeurés selon le cœur de Mahomet.

Les Tatares qui habitent Derbent, Bakou et Schumaka, appartiennent particulièrement à cette aimable secte, et ce sont eux surtout qui fêtent avec le plus d’ardeur et de zèle cet anniversaire déplorable pour eux de la mort du fils de Fathma.

Disons quelques mots de Houssein pour rendre, s’il est possible, notre analyse plus intelligible.

Un cousin germain de Mahomet épousa sa fille Fathma, et se trouva dès lors, non-seulement le cousin germain, mais encore le gendre du Prophète. À la mort de son frère aîné Hassan, arrivée l’an 669 de Jésus Christ, Houssein fut considéré comme l’imam ou chef légitime de la religion. Il vécut onze ans ainsi en paix à la Mecque, lorsqu’après la mort de Moaviah, arrivée en 980, il fut appelé à Kouffa par les habitants de cette ville, qui s’engageaient à le saluer calife ; il se rendit à cette invitation, mais eut l’imprudence de ne se faire accompagner que par une centaine d’hommes. Il en résulta que Iezid, fils de Moaviah, soupçonnant à tort ou à raison que Houssein n’était pas tout à fait étranger à la mort de son père, résolut de venger le sang par le sang. En conséquence, il attaqua Houssein à quelque distance de Bagdad, dans les plaines de Berbelah, à l’endroit qui porte encore aujourd’hui le nom de Mesched-Houssein, ou tombeau de Houssein.

Voilà le fait dépouillé de toute fioriture ; voyons-le maintenant avec tous les ornements dont l’entoure l’imagination tatare.

Quelques jours avant celui où les représentations doivent commencer, — nous disons les représentations, car le spectacle ne se contente pas de durer deux jours, comme Monte-Cristo, ou trois jours, comme Walenstein, il en dure dix, — quelques jours, disons-nous, avant celui où le spectacle doit commencer, on dresse un théâtre dans la principale rue de la ville. Ce théâtre est élevé de façon que la rue fasse le parterre, le seuil des maisons l’orchestre, les fenêtres les loges et les terrasses les galeries.

Dès le premier soir où la représentation doit avoir lieu, vers neuf heures, les enfants tatars commencent d’allumer de grands feux et dansent tout autour jusqu’à onze heures, en criant de toutes leurs forces : — Ali ! ali !

Pendant ce temps on orne les mosquées avec des étendards, et les galeries des mosquées avec des glaces, des tapis, des tissus brodés de soie et d’or, que l’on emprunte à cet effet dans les plus riches maisons de la ville.

Lorsque nous passâmes à Derbent, dans la principale mosquée était exposé un tableau peint sur un tissu d’écorce d’arbre et représentant Roustan, le fabuleux fondateur de Derbent, celui qui dispute à Alexandre le Grand l’honneur d’avoir bâti ses murailles, livrant au diable un combat à mort.

Naturellement, Roustan est vêtu en tatar, ou à peu près c’est une variante de saint Georges et de saint Michel ; quant au diable, il porte le costume classique, avec des griffes et une queue, plus, des défenses de sanglier qui nous parurent tout à fait locales. Sur la massue dont le diable est armé il y avait quatre meules de moulin, et entre ses deux cornes était suspendue une cloche.

Le résultat de la lutte fut que malgré sa cloche, ses quatre meules et ses défenses de sanglier, Roustan vainquit le diable et le força de bâtir la ville de Derbent, qui, si l’on en croyait cette légende, serait un spécimen de l’architecture de l’enfer.

Vers onze heures du soir la représentation commence. Le cortége s’ouvre par des enfants portant des chandelles. On choisit pour jouer Houssein le plus bel homme que l’on peut trouver ; on l’habille d’un magnifique costume recouvert d’un riche manteau de satin. Il s’avance accompagné de ses deux femmes, de son fils, de ses sœurs, de ses parents et de sa suite. Appelé par la ville de Kouffa, il s’est mis en route ; mais ayant appris le voisinage des troupes ennemies, il s’arrête au village de Bania-Sal. Le théâtre est censé représenter ce village.

Là les chefs lui présentent des moutons et lui souhaitent la bienvenue. Cette réception est troublée par l’entrée d’Omar, général d’lezid. Là la bataille commence.

Cette bataille, avec toutes ses différentes chances de vic-