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Elle ne fait que précéder deux anges vêtus de blanc, avec de grandes ailes, et coiffés de papacks, qui descendent par deux échelles pour enlever au ciel l’âme du mort.

Cet enlèvement se fait tandis que de grands éventails en plumes de paon s’agitent dans le fond de la scène. Manifestation céleste qui n’empêche point Omar de s’emparer du riche manteau de satin du mort, et d’emmener prisonnières les femmes de Houssein.

Ainsi finit ce drame étrange, qui pendant dix jours entiers occupe la population à un tel point que toutes les affaires sont abandonnées, attendu que comme hommes, femmes, enfants, vieillards passent la nuit entière au spectacle, chacun dort à qui mieux mieux quand vient le matin.

Jusqu’à onze heures ou midi, la ville, pendant ces dix jours, a l’air, chaque matin, du royaume de la Belle au bois dormant.

Il va sans dire que pendant ces dix jours force coups de kangiar donnés, force balles oubliées dans les fusils font un cortège de morts à Houssein et à son fils. Mais il est convenu que les victimes de ces accidents sont des martyrs, et sautent d’un seul bond de cette terre peu regrettable dans l’ineffable paradis de Mahomet.

Ainsi soit-il.

CHAPITRE XXV.

Adieux à la mer Caspienne.

Il nous restait deux choses à voir : l’une à Bakou, l’autre aux environs de Bakou.

Le palais des Khans à Bakou, bâti par Schah-Abbas II, roi de Perse ;

Aux environs de Bakou, la porte aux Loups.

Le palais des Khans est d’architecture arabe d’une assez belle époque, ayant été bâti vers 1650 par ce même Abbas II, qui mourut à trente-six ans, après avoir conquis le Candahar et avoir fait les honneurs de son royaume à Chardin et à Taverny, sans lesquels il serait complétement inconnu chez nous.

Le palais est complétement abandonné ; il reste un porche d’une très-belle coupe et d’une magnifique ornementation, et une salle curieuse par un détail.

On l’appelle la salle du Jugement.

Une oubliette est creusée au centre même de cette salle. Autrefois, dit-on, ce trou, d’un diamètre de dix-huit pouces, était recouvert d’une colonne. Lorsqu’un homme était condamné à mort et que son exécution devait être secrète, on le conduisait dans la salle du Jugement, on déplaçait la colonne, on faisait mettre le condamné à genoux, et d’un coup de cimeterre on lui abattait la tête, qui, lorsqu’elle était habilement coupée, tombait dans oubliette sans toucher les bords. On emportait le corps, on replaçait la colonne sur le trou, et tout était dit.

Cette oubliette était un souterrain qui, à ce que l’on assure, correspondait avec la mosquée de Fathma.

Quant à la porte aux Loups, c’est autre chose : c’est une ouverture étrange, percée à cinq verstes de Bakou, à travers un rocher, et donnant sur une vallée qui ressemble fort à un de ces coins de la Sicile dévastés par l’Etna. Seul, l’Etna, avec ses laves qui se répandent à tort et à travers, peut donner une idée de la tristesse de ce paysage : des terrains nus, des flaques d’eau stagnante, une vallée, précipice creusé entre deux hautes montagnes, sans trace de végétation ; tel est, non pas la porte aux Loups, mais le paysage que l’on voit de la porte aux Loups.

On avait amené trois chevaux pour faire cette course : un cheval blanc et deux alezans. La couleur du premier m’avait séduit. J’avais commencé par le monter ; mais à peine fus-je sur son dos, que je le sentis faillir sous mon poids. J’en descendis, le donnai à l’essaoul de M. Pigoulewsky, et montai le sien.

Bien m’en prit ; en descendant de la porte aux Loups, le cheval blanc fit un faux pas et envoya son cavalier à dix pas devant lui. Heureusement les Tatars sont si bons cavaliers qu’ils ne se font pas de mal, même en tombant.

Nos voitures nous attendaient, tout attelées et toutes chargées, à la porte de M. Pigoulewsky ; un déjeuner tout servi nous attendait dans la salle à manger. Nous déjeunâmes, fîmes nos adieux à toutes nos connaissances de trois jours qui s’étaient rassemblées pour la séparation, et nous partîmes.

Du moment où nous quittions Bakou nous tournions le dos à cette mer Caspienne, que je n’aurais jamais cru voir quand j’en lisais la description dans Hérodote, le plus exact de tous les auteurs anciens qui en ont parlé, dans Strabon, dans Ptolémée, dans Marco Polo, dans Jenkenson, dans Chardin et dans Struys ; à cette mer Caspienne que je n’aurais, dans tous les cas, jamais cru regretter et que je regrettais cependant ; car la mer a pour moi un attrait irrésistible ; elle m’attire par le sourire de ses vagues, par la limpidité de ses eaux bleues. Elle s’est souvent fâchée contre moi, et je l’ai vue dans ses colères, mais c’est peut-être alors que je la trouve plus belle que jamais et que je lui souris, comme on sourit, même dans ses fureurs, à la femme que l’on aime.

Mais je ne l’ai jamais maudite ; et eussé-je été le roi des rois, eût-elle détruit ma flotte, je n’eusse pas eu le courage de la faire battre de verges.

C’est qu’aussi je me suis fié à elle si complétement parfois, que c’eût été de la trahison de me tromper. Toutes les Dalila ne coupent pas les cheveux de l’amant qui s’endort la tête sur leurs genoux. Quand les autres, avant de s’aventurer sur sa surface capricieuse, prenaient la précaution d’appeler Léviathan à leur aide, moi je me jetais à travers ses vagues comme Arion sur le dos du premier dauphin venu. Combien de fois n’ai-je eu, entre elle et moi, que la planche où s’appuyaient mes pieds, et il est bien rare qu’en me penchant par-dessus le bord du bateau qui m’emportait dans ses horizons illimités et mouvants, je n’aie pas pu caresser de la main la tête de ses flots, dont l’écume était la chevelure. La Sicile, la Calabre, l’Afrique, l’île d’Elbe, la Pianosa, Monte-Cristo, la Corse, l’archipel Toscan, tout l’archipel Lipariote m’ont vu aborder sur leurs rivages avec des canots que l’on prenait pour les nacelles de mon bâtiment, et quand ceux qui m’accueillaient, après avoir interrogé l’horizon vide du regard, étonnés, me disaient : — Sur quel navire êtes-vous donc venu ? et que je leur montrais ma barque, frêle oiseau de mer, se balançant sur les flots, pas un qui ne m’ait dit : — Vous êtes plus qu’imprudent, vous êtes fou !