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le caucase

nuit, ne vous hâtez pas d’y rentrer. Voyez, je vous ouvre les bras, insaisissable vision ! Oh ! ne me fuyez pas encore, oh ! ne passez pas si vite, et laissez-moi le temps de vous dire adieu.

» Tout a disparu ; la tempête souffle, les vagues mugissent.

» Mais aussi, qu’est-ce donc que les souvenirs, sinon le vent poussant les flots de notre imagination ? Heureux celui qui saisit au vol une parcelle de ces souvenirs, et qui arrache une plume à l’oiseau doré de ses premiers jours !

» Cet oubli du présent était une fête pour mon cœur. C’était un doux sentiment se mêlant à d’amères pensées, comme pousse une pervenche ou une violette entre les rochers.

» Quittant la mer Caspienne, je l’admirais pour la dernière fois ; demain, je lui dirai mon dernier adieu.

» Mer inhospitalière, déserte et triste, je te quitte pourtant à regret. Tu étais la fidèle compagne de mes pensées, l’intime confidente de mes sentiments. Tes ondes amères recevaient mes larmes, et quand j’étais las des hommes, et de moi surtout, je venais vers toi ; le bruit de tes tempêtes pouvait seul assourdir l’orage de mon cœur. La voix de l’homme se faisait devant le majestueux langage de la nature, qui, toujours le même, est cependant toujours différent, et dont le son, bien connu, est cependant resté toujours incompréhensible.

» Mais non, je dis là un blasphème, pis que cela, une banalité. Quelquefois je comprenais la mer, mon âme plongeait dans une espèce de sommeil magnétique : tu me murmurais, ô mer, tes antiques traditions, mon regard allait chercher au fond de tes eaux tes plus mystérieux secrets. Je devinais les merveilles de tes abîmes. Je lisais couramment les hiéroglyphes que Les vagues traçaient sur le sable de ton rivage ou gravaient sur le flanc de tes rochers.

» Flatteuse mais vaine pensée, fille de mon orgueil. Non, je quitterai tes bords sans avoir plus que les autres résolu ton énigme, redoutable Caspienne. Ton sein, à celui qui l’ouvre, ne sert pas de livre, mais de tombe. Ainsi que le ciel tu restes fermée à la science ; ainsi que lui, tu n’es accessible qu’à la pensée, qui nous trahit parfois, qui nous trompe presque toujours. Et encore l’homme a-t-il pu percer l’atmosphère terrestre, et à travers elle, l’œil armé du télescope, explorer la voie lactée, et monter jusque dans l’anneau étincelant de l’énorme Saturne ? Mais quel œil, ô mer ! a pu plonger dans tes abîmes ? Qui a pu soulever ton voile humide ? Pauvre homme, misérable et infime créature ; tu es condamné à ramasser des coquilles aux bords de ses flots ; et à te dessécher l’esprit pour deviner où se cachent les atomes de l’ambre et le germe des perles ! Sphinx éternel et sans limite, ô mer ! tu l’engloutis aussitôt qu’il se risque sur ton dos, et Dieu seul sait si même en passant le seuil de l’éternité, il reçoit de la mort le mot de ton énigme.

» Mais qu’importe, partout et toujours j’ai aimé la mer ; j’aime son immobilité, quand sa surface unie comme un miroir reste silencieuse et tranquille, et que les cieux étoilés se reflètent dans ses ondes ; j’aime le mouvement de sa respiration, la lutte de la vie dans son sein bleuâtre, qui ravive et épure tout ; j’aime les brouillards qu’elle envoie à la terre altérée avec l’aide des cieux, où ils perdent leur amertume ; mais encore plus passionnément j’aime ses agitations et ses orages ; je les aime quand le soleil perce ses nuages noirs, et couvre d’une cascade de feu les vagues qui courent sur la steppe humide, tandis que d’autres, comme fatiguées du combat, se rassemblent, s’enflamment, rugissent de colère ou d’épouvante, et plongent dans les profondeurs pour y éteindre leur chevelure enflammée. D’autres encore tentent de dépasser à la course les dauphins, qui à la difformité du morse unissent la vitesse de l’hirondelle. Il y en a qui lancent des gerbes étincelantes aux flancs du navire qui méprise la terre qu’il a quittée, l’eau qu’il sillonne et l’air qu’il fend : téméraire Titan qui s’élance courageusement au combat, qui coupe, disperse, brise les flots. De sorte que l’on dirait que les vagues qui s’élancent menaçantes contre lui, retombent avec un sourire et se dispersent comme de la poussière sous les pas de leur vainqueur. J’aime aussi l’orage la nuit, quand la lune montre au milieu des nuages son crâne pâle comme celui de la mort planant sur le monde, et que, passant silencieusement à travers les cieux, elle traîne à la surface de la mer son pâle linceul ; les vagues alors s’élèvent comme les spectres des héros d’Ossian dans leurs armures noires, avec leurs cheveux blancs et l’étincelante rosée qui étincelle à leur front comme une couronne de diamants. Elles s’élancent au combat avec acharnement, se poursuivent, se rejoignent, fondent les unes sur les autres, lancent des étincelles, et disparaissent écrasées par des légions d’autres vagues qui les ont rejointes à leur tour. Au milieu d’elles s’élèvent tout à coup les trombes, ces géants de la mort coiffés de nuages, qui trépignent avec fureur, couvrant la mer d’une blanche écume. Un pas encore, le géant écrasera le navire. Mais un éclair part de ses flancs, le bruit du tonnerre éclate, et le géant liquide, coupé en deux par le boulet, s’affaisse sur lui-même ; et semble rentrer dans l’abîme d’où il est sorti.

» J’aime encore à voir la colère impuissante de la mer contre les rochers du bord, qui l’empêchent d’envahir son rivage ; elle monte contre eux sifflante comme un serpent et retombe en léchant comme un chien la base du rocher ; mais bientôt elle se relève plus furieuse, s’élance sur lui, et le mord en hurlant et en rugissant comme un tigre. Puis, comme un homme rusé, elle tâche de miner ce qu’elle ne peut abattre ; elle le ronge, le scie ; elle ravive les plaies faites par le temps, et comme un infatigable bélier, le frappe sans cesse de sa tête humide ; elle voudrait, comme aux jours antédiluviens, inonder encore la terre, qui, depuis qu’elle a surgi de son sein, a été si souvent recouverte par elle. Arrière, Saturne ! tu ne dévoreras pas ton propre enfant ; tu ne lui as donné que le corps, Dieu lui a donné l’âme, c’est-à-dire l’homme, c’est-à-dire l’intelligence. Peut-elle donc, après cela, redevenir encore la proie ?

» Oui, j’ai vu beaucoup de mers ; je les ai aimées toutes. Mais toi, sauvage Caspienne, je t’aimerai plus que toutes les autres ; tu fus ma seule amie dans le malheur ; tu défendis mon corps du trépas, mon âme de la corruption : comme un débris de vaisseau, comme une épave perdue, je fus jeté sur la plage déserte de la nature, et seul, abandonné, je sentis que je ne devais plus compter sur la moisson des champs, ou sur le butin de la forêt. Je ne te fouillais pas, ô mer, pour avoir tes coraux et tes perles ; je ne cherchais en toi ni les richesses, ni l’assouvissement d’un caprice ; non, je te demandais des conseils pour apprendre la vie, pour apaiser mon cœur, pour caler mes passions. Je souhaitais de me rapprocher des élé-