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le caucase

mais, en succombant, ils tuèrent à Gamzat-Bey quarante hommes, au nombre desquels était son frère.

C’était un nouvel obstacle de moins sur la route de Chamouïl-Effendi. Le frère de Gamzat-Bey pouvait avoir sinon des droits, du moins des prétentions à lui succéder.

Mais nous avons dit que le troisième des jeunes frères, Boulatch-Khan, avait survécu. Tant qu’il vivait, Gamzat-Bey ne pouvait être légitimement khan d’Avarie.

Cependant le meurtrier, qui n’avait pas hésité à faire tuer les deux autres frères quand ils étaient armés et en état de se défendre, hésitait à faire tuer un enfant prisonnier, et son captif.

Sur ces entrefaites, vers la fin de 1834, Gamzat-Bey fut assassiné à son tour.

Le regard de l’historien pénètre difficilement dans ces sombres gorges du Caucase. Tout bruit qui en sort, et qui pénètre jusqu’aux villes, n’est qu’un écho qui subit les modifications que lui impriment et la distance et les accidents du terrain.

Or, voici ce qu’on raconte de cet assassinat. Nous redisons la légende d’après le bruit public, tout en invitant nos lecteurs à se défier des préventions que les Russes nourrissent naturellement contre leur ennemi, — préventions qui se traduisent parfois par des calomnies.

Après l’assassinat des jeunes khans, Gamzat-Bey s’était établi dans leur palais, à Khunzhak. Ces jeunes gens étaient fort aimés de leurs sujets, qui virent, dans la première action du meurtrier, une trahison infâme, dans la seconde, un sacrilége impie.

On commença donc de murmurer contre Gamzat-Bey.

C’est ici que nous cessons d’affirmer les faits que nous racontons. Les résultats seuls sont certains : les détails restent obscurs.

Chamouïl-Effendi aurait entendu ces murmures et compris tout le parti qu’il en pouvait tirer.

Alors, excités par lui, Osman-Soul-Hadjieff et ses deux petits-fils, Osman et Hadji-Mourad, retenez bien ce dernier nom, celui qui le porte est appelé à jouer un grand rôle dans notre récit, ourdirent une conspiration contre Gamzat-Bey.

Le 19 septembre s’approchait ; c’était un jour de grande fête chez les musulmans. Comme imam, Gamzat-Bey devait chanter la prière dans la mosquée de Khunzhak.

Ce jour et cette place furent choisis par les conspirateurs pour accomplir leur dessein.

Plusieurs avis de cette conspiration parvinrent à Gamzat-Bey ; mais il n’y voulut pas croire. Enfin, un de ses murides insista plus fortement que les autres.

— Peux-tu arrêter dans sa course l’ange qui, sur l’ordre d’Allah, viendra prendre ton âme ? lui demanda-t-il.

— Non, certes, répondit le muride.

— Alors, va la maison et couche-toi, lui dit Gamzat-Bey. Nous ne pouvons échapper à ce qui est écrit. Si demain est choisi par Allah pour le jour de ma mort, rien ne peut empêcher que je meure demain.

Et le 19 septembre était vraiment le jour fixé par la destinée pour la mort de Gamzat-Bey. Il fut tué dans la mosquée, à la place et à l’heure arrêtée entre les conspirateurs, et son corps, dépouillé de tout vêtement, resta quatre jours couché à terre et exposé sur la grande place, devant la mosquée.

Les ennemis les plus obstinés de Chamouïl-Effendi sont obligés d’avouer qu’il n’était point à Khunzhak lors de cet assassinat, mais ils prétendent que, de loin, il dirigeait la conspiration.

La seule preuve qui existe de cette complicité, c’est que, au dire de la légende, à l’heure même où, à trente lieues de l’endroit où il était lui-même, Gamzat-Bey, ayant été tué, Chamouil-Effendi se mit en prière, et se relevant tout à coup, pâle et le front trempé de sueur, comme si, pareil à Moïse et à Samuel, il venait de se trouver face à face avec Dieu, il annonça à ceux qui l’entouraient la mort de l’imam.

Quels furent les moyens que le nouveau prophète employa pour arriver à son but ? Tout le monde l’ignore, et selon toute probabilité, y arriva-t-il tout naturellement par la force de son génie.

Mais huit jours après la mort de Gamzat-Bey, la clameur universelle le proclamait imam.

En recevant ce titre, il renonça à celui d’Effendi, et prit le nom de Chamyll.

Hadji-Mourad qui, avec son père et son grand-père, avait conduit la conspiration contre Gamzet-Bey, fut nommé gouverneur de l’Avarie.

Restait le jeune Boulach-Khan, — ce prisonnier de Gamzat-Bey, sur lequel celui-ci avait eu honte de porter la main, et qui pouvait, s’il continuait de vivre, réclamer un jour le Khanat de l’Avarie.

Voici ce que l’on raconte sur la fin tragique du jeune khan. Mais encore une fois, nous abandonnons l’histoire pour la légende, et ne répondons plus de la véracité de notre récit.

Le jeune Boulach-Khan avait été mis par Gamzat-Bey sous la garde d’Iman-Ali, qui était son oncle à lui, Gamzat-Bey.

Ne pas confondre le nom d’Iman avec le titre d’Imam, qui veut dire prophète.

Chamyll, devenu Imam, réclama au gardien du jeune khan et le prisonnier et les richesses laissées par Gamzat-Bey.

Iman-Ali lui remit sans difficulté le trésor, mais refusa de lui livrer le jeune homme.

Ce refus tenait, dit-on, à un fait.

Iman-Ali avait un fils nommé Tchopan-Bey, qui, acteur dans la lutte où avaient succombé les deux frères de Boulach-Khan, avait été lui-même blessé mortellement.

Il s’était fait rapporter mourant chez son père.

Au moment d’expirer, il se repentit de l’action qu’il venait de commettre en aidant à un assassinat, et supplia Iman-Ali, quelque chose qui arrivât, de veiller sur Boulach-Khan, et de lui rendre un jour le Khanat de l’Avarie.

Iman-Ali fit à Tchopan-Bey la promesse qu’il lui demandait : de là son refus à Chamyll. Il se tenait pour solennellement engagé avec son fils mort.

Mort, son fils ne pouvait pas lui rendre sa parole.

Mais Chamyll, assure-t-on, fit entourer la demeure d’Iman-Ali par ses murides, menaçant le vieillard de lui trancher la tête, à lui et à tous ceux qui restaient de sa famille, s’il ne lui remettait pas Boulach-Khan.

Iman-Ali eut peur et lui remit l’enfant.

Alors, continue toujours la légende, Chamyll conduisit le jeune homme au sommet du mont qui domine le Koussou.

Et là, lui ayant reproché la mort de Gamzat-Bey, qui aurait, disait-il, été tué à son instigation, il le précipita dans la rivière.

Cette action, dit-on, fut la cause de la désertion de Hadji-Mourad, dont nous retrouverons trois ou quatre fois la personne et une fois le spectre sur notre chemin.

Boulach-Khan mort, Chamyll réunit sans obstacle entre ses mains le pouvoir religieux à la puissance temporelle.

Tous ces événements se passaient en 1834.

On sait, depuis ce temps, quel ennemi vigilant et acharné les Russes ont trouvé dans ce roi de la montagne.

Et maintenant que nos lecteurs connaissent le Caucase, les peuples qui l’habitent, l’homme étrange qui règne sur eux, abandonnons cette longue introduction historique, courte cependant si l’on se rappelle qu’elle contient l’abrégé des événements que le Caucase a vu s’accomplir depuis cinq mille ans ; grâce à elle, nous allons, avec plus d’intérêt et plus facilement, nous l’espérons, leur faire suivre le chemin toujours pittoresque et parfois dangereux que nous avons parcouru.

ALEXANDRE DUMAS.

Tiflis, 1er décembre 1858.



AVIS. — Le nouveau journal le Caucase ne contiendra que des voyages ou romans inédits, publiés sans intercalation d’un ouvrage sur un autre, ce qui permettra de ne prendre que les ouvrages qui conviendront, sans être obligé d’acheter 50 numéros afin d’avoir un roman complet ; on évitera ainsi aux lecteurs l’ennui de feuilleter un énorme volume pour trouver la suite ou la fin d’un article.

Nous commencerons notre publication par le voyage au Caucase que vient de faire M. Alex. Dumas ; le manuscrit complet est entre nos mains, il sera publié en 30 numéros à 15 centimes ; il en paraîtra un tous les jours.


ÉDITÉ PAR CHANLIEUS
Paris. — Typ. de H. S. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46.