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le caucase

sueur, c’est vrai ; mais s’ils ne sont pas en sueur, il a menti.

Kalino revint tout courant.

— Il a menti, dit-il, les chevaux sont parfaitement secs.

— Alors, frappez, Kalino.

Kalino frappa ; au troisième coup :

— Combien vous faut-il de chevaux ? demanda le maître de poste.

— Six.

— Vous allez les avoir ; seulement ne dites rien aux autres.

Par malheur, il était trop tard : les autres avaient entendu le bruit de la discussion, étaient accourus, et l’on ne pouvait plus leur cacher que mes six chevaux pris, il en restait encore huit autres.

Les voyageurs s’en emparèrent par rang d’ancienneté. Quant aux miens, comme c’était à moi que l’on était redevable de la découverte, on ne songea pas même à les réclamer, quoique en réalité je fusse le dernier venu.

Au bout de cinq minutes, la tarantasse et la télègue étaient attelées ; on but un dernier coup à notre bon voyage ; le prince géorgien et son fils promirent de me venir voir à Tiflis ; nous montâmes dans nos charrettes et nous partîmes au grand galop.

Nous voyageâmes toute la nuit, à part deux heures que nous passâmes à la station de Sarticholskaïa ; au point du jour nous la quittâmes. Il nous restait encore trente-cinq verstes avant d’arriver à la capitale de la Géorgie ; mais les chemins étaient si affreux, que ce ne fut que vers deux heures seulement que du haut d’une montagne notre hiemchick, en nous montrant une vapeur bleuâtre à travers laquelle on distinguait quelques petits points blancs, nous dit :

— Voilà Tiflis.

Autant eût valu nous dire : Voilà Saturne, ou voilà Mercure.

Nous avions fini par croire que Tiflis était une planète et que nous n’y arriverions jamais, d’autant plus que rien n’annonçait l’approche d’une ville, et surtout d’une capitale.

Pas une maison, pas un arbre, pas un champ cultivé.

Une terre nue et brûlée, le désert.

Cependant, à mesure que nous approchions, la montagne qui était devant nous se dentelait, et cette dentelure ressemblait aux ruines d’une fortification.

Puis, une seconde preuve que nous entrions dans un pays civilisé se manifestait à nos regards : à notre droite étaient dressées trois potences.

Celle du milieu était vide : les deux autres étaient occupées.

Mais occupées par des sacs. Nous discutâmes longtemps sur ce qui devait être pendu là. Moynet soutenait que ce ne pouvait être des hommes. Je soutenais que ce ne pouvait être des sacs.

Notre hiemchick nous mit d’accord : c’était des hommes dans des sacs.

Quels étaient ces hommes ? Là-dessus notre hiemchick était aussi ignorant que nous.

Seulement, il était évident que ce n’était pas des lauréats du prix Monthyon.

Nous continuâmes notre chemin, présumant qu’à Tiflis le mystère s’éclaircirait.

Cependant la ville se découvrait peu à peu. Les deux premières bâtisses qui nous crevèrent les yeux furent, comme en arrivant à Pétersbourg, deux mauvais bâtiments, des casernes selon toute probabilité, qui nous firent secouer tristement la tête.

Est-ce que ce Tiflis si longtemps attendu, ce Tiflis si promis comme le paradis géorgien, serait une déception ?

Un soupir partit et alla rejoindre ceux qui nous étaient déjà échappés en occasion pareille.

Mais tout à coup nous jetâmes un cri de joie : à l’angle du chemin nous venions d’apercevoir au fond d’un abîme la bouillonnante Koura ; puis penchée sur cet abîme, étagée aux flancs de la montagne, descendant jusqu’au fond du précipice, la ville effarouchée, avec ses maisons pareilles à une volée d’oiseaux qui s’est posée où elle a pu et comme elle a pu se poser.

Par où allions-nous descendre dans ce précipice ? on ne voyait pas de chemin.

Ce chemin se découvrit à son tour, si toutefois cela peut s’appeler un chemin.

À chaque pas, au reste, nous poussions des cris de joie : — Regardez donc là, voyez donc ici, cette tour ! ce pont ! cette forteresse ! et là-bas, et là-bas !…

Et, en effet, là-bas c’était un magnifique lointain qui venait de se découvrir à nous.

Notre tarantasse roulait comme le tonnerre au milieu des cris de nos hiemchicks : — Kabarda ! kabarda ! Prends garde ! prends garde !

Sans doute il y avait eu fête le matin, car les rues étaient pleines de monde.

En effet, on avait pendu deux hommes.

Nous traversâmes un pont de bois suspendu, je ne sais comment, à soixante pieds au-dessus du fleuve.

Au-dessous de nous, sur un grand banc de sable que contournait la Khoura, étaient une centaine de chameaux couchés.

Nous passions du faubourg dans la ville.

Nous étions enfin à Tiflis ; et, d’après ce que nous venions d’en voir, Tiflis répondait à l’idée que nous nous en étions faite.

— Où faut-il conduire ces messieurs ? demanda l’hiemchick.

— Chez le baron Finot, consul de France, répondis-je.

Et la tarantasse, au milieu d’une foule effroyable, monta aussi vite qu’elle était descendue.

CHAPITRE XXXV.

Tiflis ; ceux qu’on pend.

Le baron Finot demeurait ville haute, rue du Roi, au-dessous de l’église de Saint-David.

Il dînait chez la princesse Tchawtchawadzé ; mais en partant, nous attendant de jour en jour, il avait donné l’ordre à son domestique de nous conduire au logement qui nous était préparé.

On nous conduisit dans un magnifique palais de la place du théâtre, où deux chambres et un immense salon étaient mis à notre disposition par M. Ivan Zoubalow, riche Géorgien.

Moynet et Kalino prirent une des chambres, je pris l’autre. Le salon fut destiné à devenir atelier commun.

De la fenêtre de ma chambre je voyais parfaitement les deux potences, et les sacs se balançant à l’extrémité de leurs bras décharnés.