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le caucase

l’une de l’autre. La blessée, affaiblie par la perte de son sang, marchait avec lenteur et difficulté ; mais chaque fois qu’elle s’arrêtait, épuisée, un Lesguien lui rendait des forces à grands coups de fouet.

À la fin, n’en pouvant plus, sentant l’impossibilité d’aller plus loin, comprenant qu’elle allait expirer sous les coups, elle se mit à crier à la princesse Orbéliani d’une voix désespérée : Douschka ! douschka ! — mon âme ! mon âme ! La princesse entendit les cris, reconnut la voix, et, malgré le Lesguien qui la conduisait, arrêta son cheval. Son rang lui valait toujours quelques égards que l’on ne croyait pas devoir aux autres. Elle mit pied à terre, fit monter Nianuka à sa place et essaya de marcher.

Et en effet, elle marcha deux ou trois heures ainsi ; mais la boue l’empêchant d’avancer aussi vite que l’eussent désiré ses conducteurs, on la força de remonter à cheval ; seulement on permit à Nianuka de demeurer en croupe. Au bout de quelques pas, la princesse s’évanouit. Dans l’état de faiblesse où elle était, le bras de Nianuka, qui se cramponnait à elle, avait suffi pour provoquer cet accident.

Alors on fit descendre de cheval un Tatar et l’on donna son cheval à la princesse.

Sur la route on rencontrait et l’on dépassait des groupes de prisonniers. Dans un de ces groupes, la princesse reconnut une jeune fille du village de Tsinondale. Sa mère avait été abandonnée mourante sur la route ; elle était avec sa grand’mère et son frère. Celui-ci portait dans ses bras le plus jeune enfant de la famille. C’était une petite fille de quatre mois, appelée Éva.

Depuis la veille à midi, l’enfant n’avait pas pris une goutte de lait.

On arriva au bord d’un torrent qui barrait le chemin.

Ce fut alors à qui ne se chargerait pas de la blessée ; déjà se tenant à peine à cheval dans les chemins ordinaires, il était évident qu’elle n’arriverait pas à l’autre bord.

La princesse Orbéliani arrêta son cheval.

— Faites-la monter derrière moi, dit-elle.

Les Lesguiens paraissaient ne pas comprendre.

— Je le veux, dit la princesse, retrouvant, pour accomplir une bonne action, la force de commander.

La pauvre blessée fut mise en croupe derrière la princesse, qui poussa son cheval à l’eau ; mais au milieu du torrent, l’animal s’arrêta et fit mine de vouloir se débarrasser du poids qui le surchargeait.

Évidemment, si les deux femmes tombaient à l’eau elles étaient perdues. Le torrent roulait sur une pente rapide, et au bout de dix pas elles étaient précipitées.

Un Tatar s’élança, prit le cheval de la princesse par le mors et le força de marcher ; mais arrivé à l’autre bord, afin que pareil embarras ne se présentât plus, on força Nianuka de descendre.

C’était vers la forteresse de Pokhalsky que l’on cheminait. On devait y trouver Chamyll : il était venu là de Veden pour surveiller en quelque sorte l’expédition du haut de son rocher. Tout ce que l’on avait gravi, monté, escaladé jusque-là n’était que les premières marches qui conduisaient à l’aire de l’aigle.

On monta pendant cinq heures. La princesse Orbéliani seule était à cheval, sa faiblesse l’avait forcée d’y rester. À chaque pas sa monture menaçait de rouler avec elle dans un précipice ; mais elle semblait insensible au danger comme à la fatigue. C’est le fait d’une grande douleur d’être insouciant à ses propres maux : la princesse n’avait de pitié que pour ceux des autres. Elle dépassait le précepte de l’Évangile : elle aimait plus son prochain qu’elle-même.

Enfin on aperçut la forteresse, mais à une hauteur telle qu’il était impossible de comprendre comment on y arrivait ; de tous côtés, pour voir les prisonniers, accouraient des bergers lesguiens, bondissant de rocher en rocher au-dessus de précipices à donner le vertige à leurs chèvres. On avait quitté la Géorgie ; on avait traversé les terrains neutres ; on entrait chez les montagnards.

La solitude se peuplait.

On était arrivé à un point de la montagne où la verdure se déroulait comme un splendide tapis ; on eût dit cette verdure éternelle comme est éternelle la neige qui s’étend au-dessus d’elle. Seulement le chemin devenait de plus en plus difficile : à chaque instant on était obligé de s’arrêter, car à chaque instant les prisonnières tombaient et ne se relevaient plus, même sous les coups. De tous côtés accouraient des Lesguiens qui entouraient les prisonnières et les regardaient avec curiosité. L’un d’eux étendit la main vers la gouvernante française, et sans rien dire, la prit et la tira à lui. Madame Drançay jeta un cri ; elle craignit d’être devenue une chose que chacun se croirait le droit de prendre ; mais celui qui l’avait conquise dans la cour du château intervint et repoussa le Lesguien.

— Sait-elle coudre et faire des chemises ? demanda celui qui avait porté la main sur elle.

— Oui, répondit une femme russe, qui savait par cette réponse lui faire un mauvais parti, mais qui lui en voulait par la seule raison qu’elle était Française.

— Alors j’en donne trois roubles, dit le Lesguien.

La princesse Orbéliani intervint.

— C’est la femme d’un général français, dit-elle, elle payera rançon.

— Alors, dit son premier maître, pour Chamyll-Imam.

À ce nom chacun s’arrêta.

On approchait de la forteresse ; sur la plate-forme qui s’étend au pied de l’escalier qui y monte, était une troupe de dix mille hommes à peu près, rangée sur deux lignes. Ils étaient presque nus.

Les prisonnières durent passer entre ces deux lignes. Ces hommes regardaient les captives avec des yeux qui n’avaient rien de rassurant : ils voyaient pour la première fois des femmes à visage découvert, et quelles femmes ! des Géorgiennes ! Ils poussaient des cris rauques, qui ressemblaient à des cris de loups en amour ; les femmes se voilaient de leurs mains, autant pour ne pas voir que pour ne pas être vues.

Au milieu de ces hommes, les naïbs de Chamyll étaient reconnaissables à leurs plaques. Ils maintenaient ces montagnards, qui, sans eux, se fussent jetés sur les femmes ; à chaque instant ils étaient obligés de repousser quelqu’un d’entre eux dans les rangs, en les frappant du poing et du fouet, ou en les menaçant du poignard.

Enfin Hadji, l’intendant de Chamyll, arriva : il venait de la