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le caucase

mois ; mais il laissa chez les montagnards un éternel souvenir.

Il n’y avait donc rien d’étonnant que les Lesguiens, sachant qu’il avait été tué dans la guerre contre les Turcs, voulussent voir sa femme et son enfant.

Il y avait plus : ces hommes féroces, retrouvant une certaine délicatesse au souvenir d’un grand courage, essayaient de la consoler à leur manière.

Les uns lui disaient que le petit Georges était le portrait vivant de son père, et qu’ils l’eussent reconnu quand même on ne leur eût pas dit son nom.

Les autres lui affirmaient, comme s’ils l’eussent su, que son mari n’était pas tué, mais seulement prisonnier, et qu’elle le reverrait un jour revenant de chez les Turcs, comme elle l’avait vu revenant de chez eux.

Tous, enfin, à cette femme qui venait de subir deux jours de fatigue, de faim, de mauvais traitements, faisaient leur cour comme à une reine.

La princesse Orbéliani profita de ces dispositions pour s’informer à ces hommes du prix que Chamyll mettait à sa rançon, à celle de sa sœur et à celle des personnes de leur maison qui avaient été prises avec elles.

Un naïb se détacha, alla parler à l’imam, et revint dire que Chamyll voulait que l’empereur Nicolas lui rendît son fils et que le prince Tchawtchawadzé lui envoyât une araba pleine d’or.

Les pauvres princesses baissèrent la tête : elles regardaient les deux conditions comme à peu près impossibles.

Maintenant qu’allaient-elles devenir ? Elles ignoraient l’ordre donné par Chamyll de les diriger sur Veden. Daniel-Beg, cet oncle de Mohammed-Khan dont j’ai déjà parlé et qui avait servi les Russes, comme je l’ai dit, avait connu le père du prince David Tchawtchawadzé. Il avait vécu à Tiflis. Il connaissait ces besoins de luxe des grandes dames géorgiennes qui deviennent des nécessités. Il comprenait ce que devaient souffrir les deux princesses, manquant de tout au milieu de leurs hôtes sauvages. Il offrit à Chamyll de les conduire chez lui, répondant d’elles sur sa propre tête.

L’imam refusa.

— Elles viendront chez moi, dit-il, et elles seront traitées comme mes propres femmes.

Que pouvaient désirer de plus les princesses ? Elles allaient être traitées comme les femmes du prophète.

On rapporta cette réponse aux deux captives, avec invitation d’écrire à Tiflis afin de faire connaître les conditions de Chamyll.

Ce fut la princesse Tchawtchawadzé qui écrivit. Une lettre fut adressée à son mari, l’autre lettre au lieutenant-gouverneur. Les deux lettres furent portées à Chamyll, qui se les fit traduire, pesa longuement chaque phrase et finit par les faire porter à Tiflis par un Tatar.

Mais en attendant la réponse, il donna l’ordre de partir pour Veden.

Les princesses alors lui firent demander quelques vêtements ; elles étaient à peu près nues.

On leur apporta un pantalon de femme, un mouchoir de cou et un vieil habit de cocher.

Un instant après arriva un paletot d’homme.

La princesse prit pour elle le pantalon, donna le fichu et le paletot à sa sœur, et l’habit de cocher à la gouvernante française.

La princesse Nina Baratoff n’avait besoin de rien ; à part son voile déchiré par les épines, elle était comme au moment de la sortie de Tsinondale. La faiblesse de la femme avait eu à souffrir, mais la pudeur de la jeune fille n’avait rien à reprocher aux ravisseurs.

Le lendemain matin les prisonnières sortirent de la forteresse par le même chemin qui leur y avait donné entrée, c’est-à-dire par l’échelle. Chamyll avait donné l’ordre de les conduire à Veden par le chemin le plus sûr, lisez le plus difficile ; il s’agissait de les soustraire à toute tentative d’enlèvement. Lui partait de son côté sans leur avoir parlé, sans même les avoir vues.

Nous ne suivrons pas les pauvres femmes pas à pas dans ce voyage, où chaque pas fut un danger, où elles passaient tantôt par des sentiers qui eussent fait reculer des chèvres, où tantôt, au mois de juillet, elles marchaient ayant de la neige jusqu’au poitrail de leurs chevaux, où tantôt enfin elles foulaient de splendides prairies tout émaillées de rhododendrons et de marguerites roses et blanches, où il leur fallait descendre des pentes de trois ou quatre cents pieds en se laissant glisser sur les mains, en monter d’autres en s’appuyant à des pierres qui tremblaient sous leurs pieds, en s’accrochant à des broussailles qui leur déchiraient les mains.

En route la caravane fut rejointe par un nouveau prisonnier. C’était le jeune prince Nicod Tchawtchawadzé, petit-cousin du prince David. Il avait été pris dans une forteresse où il avait, avec trente Géorgiens, soutenu un siége de trois jours contre cinq cents Lesguiens. N’ayant plus une cartouche, il avait été obligé de se rendre.

Il eut la garde d’une des filles de la princesse, de la petite Marie, qui monta en croupe derrière lui.

Parfois, malgré les ordres de Chamyll, malgré l’insistance du mollah qui conduisait les prisonnières, on refusait de les recevoir. Le fanatisme défendait à ces dignes musulmans tout contact avec les giaours. Alors on couchait où l’on pouvait, dans une maison en ruine si l’on avait le bonheur d’en trouver une, sinon à l’air, dans l’eau ou dans la neige.

Les deux nourrices étaient épuisées. La princesse Tchawtchawadzé donnait tour à tour le sein au petit Alexandre et à la petite Éva, cette enfant dont la mère avait été laissée pour morte le jour de l’enlèvement sur la route de la première halte.

La fatigue de la marche était si grande que ceux qui conduisaient les prisonniers jugèrent eux-mêmes qu’il fallait leur donner un peu de repos. On fit halte dans un aoul où l’on avait été mieux accueilli que d’habitude. Un vieux mollah reçut les princesses et les femmes de leur suite dans sa maison. Elles eurent une seule petite chambre pour dix ou douze personnes, mais au moins elles furent à couvert.

Le luxe de la réception alla même jusqu’à leur étendre des nattes de jonc sur le parquet.

Le vieux mollah chez lequel elles étaient logées était un très-brave homme. Il avait fait tuer des moutons, et pour la première fois depuis leur enlèvement les femmes mangèrent de la viande. Il avait été neuf ans prisonnier en Russie et par-