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le caucase

Il s’assit sur le siège placé en dehors de l’appartement. Un serviteur lui tenait un parasol sur la tête.

Ce fut à la princesse Orbéliani qu’il adressa la parole, mais sans la regarder, elle plus que les autres, et en fermant d’ailleurs, selon son habitude, ses yeux à demi, comme fait le lion au repos.

— Varvara, dit-il, sans donner à la princesse aucun titre, on dit que tu es la femme d’Ellico, que j’ai connu et que j’ai aimé. Il fut mon prisonnier ; c’était un homme au cœur noble et courageux, à la bouche incapable de dire un mensonge. Je dis cela parce que, moi aussi, j’ai horreur de la duplicité. N’essayez donc pas de me tromper ; vous auriez tort et vous n’y réussiriez pas. Le sultan russe m’a pris mon fils, je veux qu’il me rende mon fils. On dit, Nina et Varvara, que vous êtes les petites-filles du sultan de Géorgie, écrivez donc au sultan russe qu’il me rende Djemmal-Eddin, et à mon tour je vous rendrai à vos parents et à vos amis.

Il faudra aussi, outre cela, donner de l’argent à mon peuple ; moi, je ne demande que mon enfant.

Les interprètes traduisirent les paroles de Chamyll. L’imam ajouta :

— J’ai des lettres pour vous ; mais l’une de ces lettres n’est ni en russe, ni en tatar, ni en géorgien. Elle est en caractères que personne ne connaît ici. Il est inutile qu’on vous écrive dans une langue inconnue. Je fais tout traduire, et ce que l’on ne pourra pas me traduire ne sera pas lu. Allah recommande la prudence à l’homme ; je suivrai les recommandations d’Allah.

La princesse Varvara répondit :

— On n’a pas voulu te tromper, Chamyll. Parmi nous est une Française : elle appartient à une nation avec laquelle tu n’es pas en guerre, et qui, au contraire, est en guerre avec la Russie. Je te demande la liberté pour elle.

— C’est bien, répondit Chamyll ; si son village est près de Tiflis, je l’y ferai conduire.

— Son village est une grande et belle ville qui a un million et demi d’habitants, répondit la princesse Varvara, et il faut passer les mers pour y aller.

— Alors, répondit Chamyll, elle sera libre en même temps que vous ; ce sera à elle de regagner son pays comme elle l’entendra.

Puis se levant :

— On va, dit l’imam, vous donner les lettres écrites en russe : mais souvenez-vous que tout mensonge est une offense faite à Allah et à son serviteur Chamyll. J’ai le droit de faire tomber les têtes, et je ferai tomber la tête de celui qui essayera de me tromper.

Et après ces paroles, il se retira avec une suprême dignité.

CHAPITRE XLIV.

Djemmal-Eddin.

Nous avons dit que le fils de Chamyll, Djemmal-Eddin, avait été pris au siége d’Akhulgo, nous aurions dû dire qu’il avait été donné en otage.

Sa mère Patimate, on se le rappelle, en était morte de douleur.

L’enfant avait été emmené à Saint-Pétersbourg, présenté à l’empereur Nicolas, qui ordonna de l’élever en prince et de lui donner la meilleure éducation possible.

Longtemps Djemmal-Eddin resta sauvage et effarouché comme un chamois de ses montagnes ; mais enfin il s’apprivoisa, et déjà excellent cavalier à sept ans, son éducation fut complétée par l’usage et l’habitude de tous les exercices du corps, auxquels vint se joindre une éducation intellectuelle.

Djemmal-Eddin apprit à lire et à écrire les caractères européens, et parla bientôt le français et l’allemand comme le parlent les Russes eux-mêmes, c’est-à-dire comme des langues maternelles.

Le jeune Caucasien, aide de camp de l’empereur, colonel d’un régiment, était devenu complétement Russe, lorsqu’un jour il fut mandé au palais.

Il trouva l’empereur Nicolas grave, presque triste.

— Djemmal-Eddin, lui dit-il, vous êtes libre d’accepter ou de refuser la proposition que je vais vous faire. Je ne veux forcer en rien votre volonté, mais je crois qu’il serait digne de vous d’accepter. Deux princesses de Géorgie, la princesse Tchawtchawadzé et la princesse Orbéliani, ont été faites prisonnières par votre père, qui ne veut les rendre qu’à la condition que vous retournerez auprès de lui. Si vous dites oui, elles seront libres ; si vous refusez, elles demeureront éternellement prisonnières. Ne répondez point emporté par un premier mouvement, je vous donne trois jours pour réfléchir.

Le jeune homme sourit tristement.

— Sire, dit-il, il ne faut pas trois jours pour apprendre au fils de Chamyll et à l’élève de l’empereur Nicolas ce qu’il a à faire. Caucasien de naissance, je suis Russe de cœur. Je mourrai là-bas dans les montagnes, où rien ne sera plus en harmonie avec l’éducation que j’ai reçue, mais je mourrai en me disant que j’ai accompli un devoir.

Les trois jours que me donne Votre Majesté ne serviront pas à me décider, mais à faire mes adieux.

À partir de ce moment, je suis à la disposition de Votre Majesté, je partirai quand elle l’ordonnera.

Il partit de Pétersbourg avec le prince David Tchawtchawadzé, le mari de l’une des princesses captives, vers le commencement de février.

Vers la fin du même mois, les deux Voyageurs étaient à Kasafiourte.

On envoya à l’instant même un messager porteur d’une lettre du jeune prince à Veden ; la lettre était datée de Wladikawkass.

Pendant ce temps, il demeurait à Kasafiourte, dans la maison même du prince Tchawtchawadzé, habitant la même chambre que lui, mais parfaitement libre ; il avait donné sa parole, et l’on se fiait à sa parole. Il dînait à la table du général Nicolaï. Il y eut un bal donné à l’occasion du rachat des princesses ; il y alla et en fut le héros.

Il resta à Kasafiourte jusqu’au 10 mars, jour indiqué par Chamyll pour l’échange.

Au moment de rendre le jeune homme, une difficulté s’éleva.

Outre la rentrée de Djemmal-Eddin chez son père, une somme de quarante mille roubles devait être payée par le prince. Chamyll exigea non-seulement que cette somme fût payée en argent, mais encore en petite monnaie.

Il fallut le temps de se procurer des pièces de cinquante,