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le caucase

Celui-ci se jeta dans leurs bras et leur donna à chacun, selon l’habitude russe, un triple baiser.

Chamyll, au lieu de se fâcher de ces démonstrations de regret, les regardait au contraire avec bienveillance.

Les officiers saluèrent alors Chamyll pour la dernière fois ; on leur approcha les chevaux et, accompagnés de cinquante Murides, ils regagnèrent les bords du Mitchik.

Là, ils entendirent retentir une fusillade, mais cette fusillade était toute pacifique : c’était un témoignage de joie que les hommes de Chamyll donnaient à Djemmal-Eddin de le revoir au milieu d’eux après une si longue absence.

Pendant cette fusillade, les deux officiers russes et les cinquante Murides se disaient adieu et se séparaient : les Murides pour retourner près de Chamyll, les deux officiers pour venir rendre compte au général baron de Nicolaï de la remise de Djemmal-Eddin à son père.

Au mois de février 1858, le colonel, prince Myrsky, commandant le régiment de Kabarda, à Kasafiourte, fut averti qu’un homme des montagnes, se disant envoyé de Chamyll, voulait lui parler ; le prince mit un pistolet à portée de sa main et ordonna de faire entrer.

L’homme fut introduit.

Il venait en effet de la part de Chamyll ; son fils Djemmal-Eddin, atteint d’une maladie inconnue aux médecins tatars, s’en allait mourant : il en appelait à la science européenne.

Le prince Myrsky appela le meilleur chirurgien du régiment, le docteur Piotrowsky, et le mit en communication avec le montagnard.

Aux symptômes qu’essaya de lui transmettre le Tchetchen, le docteur reconnut les signes d’une maladie de langueur. Il prépara des potions, écrivit sur chacune d’elles la façon dont elle devait être employée et remit le tout au messager.

Le messager était en outre chargé de dire à l’imam que s’il désirait que le médecin y allât en personne, le prince Myrsky y consentirait, mais à certaines conditions.

Le 10 juin, le même messager reparut. La maladie de Djemmal-Eddin faisait des progrès rapides. Chamyll consentirait à tout ce que demanderait le prince Myrsky. Seulement, il demandait que l’on envoyât le plus tôt possible le docteur offert par le prince.

Ces conditions étaient de donner trois naïbs en otage, en échange du médecin.

Cinq naïbs attendaient à deux lieues de là ; trois d’entre eux, avertis, vinrent se mettre entre les mains du prince Myrsky.

Le prince envoya chercher le docteur Piotrowsky et lui fit part de la demande de Chamyll, mais tout en lui disant qu’il ne le forçait aucunement à faire le voyage, et qu’il était parfaitement libre de refuser.

Le docteur n’hésita pas un instant.

Il emporta avec lui une pharmacie, contenant toutes les drogues dont il pouvait avoir besoin, et, accompagné des deux autres naïbs et du montagnard qui avait servi de messager, il partit de Kasafiourte le 12 juin, à sept heures du matin.

Le chemin longea d’abord la rive droite du Jaraksou. Tout en gravissant les hauteurs de Juidabach, sur les terres d’Aneh, non loin de la rivière Akh-Tache, sur la rive gauche ils purent remarquer deux cents Cosaques du Don qui regagnaient la forteresse Wensapnaïa, probablement en revenant d’escorte.

À midi, ils entrèrent dans une petite vallée pleine de buissons épineux et s’y arrêtèrent pour faire reposer leurs chevaux. Un des naïbs détacha sa bourka et y fit asseoir le docteur.

Les autres s’assirent sur l’herbe.

On déjeuna.

Le docteur invita ses conducteurs à suivre son exemple. Mais, à l’exception d’un morceau de pain, ils ne voulurent rien prendre.

Ils refusèrent le fromage, disant qu’ils ne savaient pas ce que c’était, n’en ayant jamais vu de pareil.

D’où ils étaient, on pouvait voir les piquets circassiens près d’une forêt qui s’étendait aux bords de la rivière Akh-Tache. Il y avait beaucoup de mouvement parmi les montagnards. Le fusil sur l’épaule, ils couraient vers un point où l’on voyait une épaisse colonne de fumée.

À peine le docteur avait-il terminé son déjeuner, qu’un Tchetchen sortit d’un buisson avec un fusil à la main ; il s’arrêta à cinquante pas et échangea, en langue tchetchène, quelques paroles avec les naïbs. Il leur annonçait que les Cosaques que l’on avait vus avaient tué un montagnard et pris deux chevaux : la fumée que l’on apercevait, c’était un signal de réunion ; mais il était trop tard ; tandis que les Tchetchens se rassemblaient, les Cosaques étaient déjà rentrés dans la forteresse.

Pendant que le montagnard et les naïbs causaient de l’événement, le docteur voulut s’écarter pour cueillir des framboises, mais les naïbs le rappelèrent, l’invitant à rester près d’eux : son voyage dans la montagne était un secret, et son costume, en le trahissant, pouvait lui attirer quelques coups de fusil.

On se remit en marche à quatre heures de l’après-midi. On traversa l’Akh-Tache ; on laissa à gauche deux aouls : le premier portant le même nom que la rivière, l’autre s’appelant Jourt-Ank. À une verste à peu près du dernier aoul, l’Akh-Tache reçoit la Sala-sa et fait un grand détour au nord-ouest. Au centre de ce circuit s’élève une montagne, et sur les deux versants de la montagne sont bâtis les deux aouls Argar-Yourt et Bellar-Garganche.

Le chemin, qui avait été à peu près passable jusqu’à Argar-Yourt, devint complétement impraticable après ce village ; il fallut descendre dans la rivière et la suivre. Vers le soir, on quitta le lit de l’Akh-Tache, et l’on entra dans une forêt qui s’étendait sur la rive gauche.

À neuf heures, on vit briller quelques lumières dans l’obscurité : c’étaient celles de l’aoul Oniek.

On se dirigea vers les lumières, et l’on s’engagea dans les rues de l’aoul.

La principale rue était pleine de monde. Un espion avait donné avis qu’un Russe, accompagné de trois montagnards, s’avançait vers l’aoul, et tous les habitants étaient sur pied.