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le caucase

Les yeux dorment, la bouche se ferme, les oreilles s’assourdissent.

Le nez, lui, fait toujours bonne garde.

Il veille sur notre repos, contribue à notre santé ; toutes les autres parties de notre corps, les mains, les pieds, font des bêtises. Les mains se laissent prendre dans le sac comme des sottes qu’elles sont : les pieds buttent et font tomber le corps comme des maladroits qu’ils sont.

Et dans ce dernier cas, qui souffre encore la plupart du temps ? Les pieds font la faute, et c’est le nez qui est puni.

Combien de fois n’avez-vous pas entendu dire :

— Monsieur un tel s’est cassé le nez ?

Il y a eu bien des nez cassés depuis le commencement du monde.

Que l’on me cite un nez, un seul, qui ait été cassé par sa faute.

Non, sur ce pauvre nez tout retombe.

Eh bien, il supporte tout avec une patience évangélique ; quelquefois, il est vrai, il pousse la hardiesse jusqu’à ronfler, mais où, mais quand l’avez-vous entendu se plaindre ?

Oublions que la nature l’a créé instrument admirable, trompette parlatoire pour augmenter ou diminuer à notre volonté le volume de notre voix. Ne disons rien du service qu’il nous rend en se faisant l’intermédiaire entre notre âme et l’âme des fleurs. Repoussons son utilité et prenons-le seulement de son côté esthétique, la beauté.

Cèdre du Liban, il foule sous ses pieds l’hysope des moustaches. Colonne centrale, il sert de base au double arc des sourcils ; sur son chapiteau se pose l’aigle, c’est-à-dire la pensée ; autour de lui fleurissent les sourires. Avec quelle fierté le nez d’Ajax se dressait-il contre l’orage, quand il disait : J’échapperai malgré les dieux ! Avec quel courage le nez du grand Condé, qui n’a jamais été nommé grand qu’à cause de son nez, avec quel courage le nez du grand Condé entrait-il avant tout le monde, et avant le grand Condé lui même, dans les retranchements des Espagnols, où le vainqueur de Lens et de Rocroy avait eu la hardiesse ou plutôt l’imprudence de jeter son bâton de commandement ! Avec quelle assurance se présentait au public le nez de Dugazon, qui avait trouvé quarante-deux manières de se mouvoir, et toutes plus comiques les unes que les autres !

Non, je ne crois pas que le nez soit condamné à l’obscurité dans laquelle l’ingratitude des hommes l’a laissé jusqu’ici.

Peut-être aussi est-ce parce que les nez d’Occident sont en général de petits nez, qu’ils ont subi cette injustice.

Mais il n’y a pas que les nez d’Occident, que diable !

Il y a les nez d’Orient, qui sont de jolis nez.

Doutez-vous de la supériorité de ces nez-là sur les vôtres, messieurs de Vienne, de Paris ou de Pétersbourg ?

En ce cas, Viennois, prenez le Danube ; Parisiens, le bateau à vapeur ; Pétersbourgeois, le Péricladnoi, et dites ces simples mots :

— En Géorgie !

Ah ! seulement, je vous annonce d’avance une humiliation profonde : apportassiez-vous en Géorgie un des plus grands nez de l’Europe, le nez d’Alcide Touzé ou celui de Schiller, à la barrière de Tiflis on vous regardera avec étonnement, et l’on dira :

— Voilà un monsieur qui a perdu son nez en chemin, quel malheur !

Dès la première rue de la ville, que dis-je ! dès les premières maisons du faubourg, vous serez convaincus que tous les nez grecs, romains, allemands, français, espagnols et même napolitains, doivent s’enfoncer de honte dans les entrailles de la terre à la vue des nez géorgiens.

Ah ! vrai Dieu ! les beaux nez que les nez de la Géorgie, les robustes nez, les magnifiques nez !

D’abord, il y en a de toutes les formes :

De ronds, de gros, de longs et de larges.

Il y en a de toutes les couleurs :

De blancs, de roses, de rouges et de violets.

Il y en a de montés avec des rubis, d’autres avec des perles. J’en ai vu un monté avec des turquoises.

Vous n’avez qu’à les presser entre les deux doigts, et du plus petit coulera une pinte de vin de Kakhétie.

En Géorgie, une loi de Wachlany IV a aboli la toise, le mètre, l’archine, il n’a conservé que le nez.

Les étoffes se mesurent au nez.

On dit : J’ai acheté dix-sept nez de tarmalama pour me faire une robe de chambre, sept nez de kanaos pour me faire un pantalon, un nez et demi de satin pour me faire une cravate.

Et disons-le, les dames géorgiennes trouvent que cette mesure vaut beaucoup mieux que toutes les mesures de l’Europe.

CHAPITRE XLVII.

Route de Tiflis à Wladikawkass.

Dès mon arrivée à Tiflis j’avais décidé que je prendrais, sur mon séjour dans la capitale de la Géorgie, une semaine pour faire une excursion à Wladikawkass.

Ce n’était pas assez d’avoir passé par les portes de fer de Derbent, je voulais passer par celles du Darial.

Ce n’était point assez d’avoir fait le tour du Caucase, il fallait le couper par la moitié.

Malgré la menace du temps, — que l’on n’oublie pas que nous étions en décembre, — nous montâmes en tarantasse.

Moynet restait à Tiflis, Kalino seul venait avec moi.

Dès la porte de la maison de notre hôte nous trouvâmes un spécimen de chemin que nous allons suivre pendant toute la route. Il longe la rive droite de la bruyante et rapide Koura en suivant la base d’une chaîne de montagnes peu élevées, puis il tourne brusquement à gauche au moment où la rivière fait un coude appelé le Genou du Diable, nom qui lui vient de ce que sa partie inférieure à la forme d’un genou immense.

À partir du Genou du Diable, le chemin devient plus effondré et plus cahoteux que jamais. Notez qu’on est à deux verstes à peine de la ville.

La seule chose remarquable dans cette première partie de la route, c’est, à une hauteur où aucun escalier ne conduit,