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le caucase

de l’Aragwi. À partir de ce moment, et tant que nous suivîmes le fleuve, le chemin s’était fort amélioré : d’exécrable il était tout simplement redevenu mauvais. Il redevint exécrable à trois verstes avant Douchett, où nous arrivâmes à la nuit noire, ou plutôt à la nuit blanche, car la neige, qui pendant toute la journée s’était arrêtée aux montagnes, commençait à descendre dans la vallée.

Tout le monde était couché à Douchett. Une seule lumière brillait, pâle et prête à s’éteindre : celle de la station.

À cette lumière on alluma notre feu et celui du samavar. Nous tirâmes nos provisions, et, tant bien que mal, nous soupâmes.

Après le souper Kalino s’étendit voluptueusement sur son banc de bois et s’endormit avec cette charmante insouciance qui le caractérisait, sans s’inquiéter le moins du monde du lendemain.

Ce lendemain ne laissait pas cependant de me donner quelques inquiétudes ; la neige tombait à flots.

Je me mis à travailler. J’écrivais tout courant mon voyage au Caucase, et contre toute contrariété le travail est ma grande ressource.

Vers trois heures du matin je me jetai sur mon banc, m’enveloppai de ma pelisse et m’endormis à mon tour.

À sept heures je me réveillai ; il commençait à faire jour, si toutefois on peut appeler cela le jour.

Le brouillard était presque palpable : on eût dit un mur mobile et qui reculait à mesure que l’on avançait.

Kalino se réveilla et demanda des chevaux. Cette prétention de continuer notre route par un pareil temps ébouriffa notre smatritel. Nous pourrions encore arriver à Ananour, mais à coup sûr nous n’irions pas plus loin.

Je répondis que puisque c’était une question qui ne pouvait être résolue qu’à Ananour, il fallait d’abord aller jusqu’à Ananour.

Notre thé, notre déjeuner, la mauvaise volonté du maître de poste, nous conduisirent jusqu’à neuf heures et demie.

Nous partîmes enfin.

Trois heures après, c’est-à-dire vers midi, nous étions à Ananour.

Une petite éclaircie de lumière qui s’était faite vers midi nous avait permis d’entrevoir le fort d’Ananour, situé sur la rive droite de l’Aragwi. C’était autrefois une forteresse commandée par les eristaws argaves ; elle fut prise à la suite de l’événement que nous allons raconter.

D’abord, établissons ceci : c’est que le mot eristaw ou eristoff, devenu aujourd’hui un nom propre, était autrefois un titre de commandement et voulait dire chef du peuple.

La plupart des noms des princes géorgiens ont cette origine. Les noms de famille ont disparu sous les titres, qui sont devenus les noms aujourd’hui en usage. Cela tient à ce que les commandements étant héréditaires, on s’habitua peu à peu à appeler les commandants par leurs titres, au lieu de les appeler par leurs noms.

En 1727, l’eristaw de l’Aragwi, — celui qui habitait le fort d’Ananour se nommait Bardsig, — un jour qu’il venait de faire un copieux repas avec ses frères et ses parents, l’un d’eux, en s’approchant de la fenêtre, vit au loin sur la route une noble dame qui, selon la coutume d’alors, qui est encore celle d’aujourd’hui, cheminait à cheval accompagnée de son aumônier, de deux fauconniers et d’une suite de serviteurs.

Il appela les autres convives.

Un de ces convives, qui avait une meilleure vue que les autres, reconnut la voyageuse pour la femme ou la sœur, je ne sais pas trop laquelle des deux, de l’eristaw de Ksani, avec lequel l’eristaw de l’Aragwi était pour le moment en délicatesse.

Une proposition fut faite, c’était d’enlever la jeune et belle voyageuse, car à mesure qu’elle approchait, on reconnaissait qu’elle était jeune et belle.

L’état de gaieté auquel étaient arrivés les convives de l’eristaw fit paraître cette proposition la plus naturelle du monde. On appela les noukers, on fit seller les chevaux, on descendit de la forteresse, on mit en fuite aumônier, fauconniers et serviteurs de la princesse, on la fit prisonnière et on l’emmena au château.

Une heure après le caleçon cerise de la pauvre princesse flottait sur le fort en manière d’étendard.

Que lui était-il arrivé à elle ?

Il faut croire que ce qui lui était arrivé était fort grave, car lorsqu’elle rentra chez elle, sans caleçon, l’eristaw de Ksani, qui avait nom le prince Chanche, fit le serment d’exterminer, depuis le premier jusqu’au dernier, tous les eristaws de l’Aragwi.

Ce n’était pas un serment facile à tenir, mais le prince Chanche fit ce qu’avait fait le comte Julien après le viol de dona Florinde : il se lia avec les infidèles.

Les infidèles du Caucase sont les Lesguiens.

Aidé des Lesguiens, l’eristaw de Ksani prit d’abord le fort de Khamchistsikhi, puis marcha sur Ananour, où étaient renfermés, comme dans un fort imprenable, l’eristaw de l’Aragwi et ces mêmes frères et parents qui avaient pris part à l’offense faite au prince Chanche.

Celui-ci, en arrivant en vue d’Ananour, vit le fameux caleçon cerise qui flottait au bout d’un bâton.

Il greffa alors un second serment sur le premier, ce fut de remplacer le caleçon, symbole de honte, par la tête de l’eristaw.

Le siége fut long, mais enfin, grâce aux Lesguiens, la forteresse fut prise, les eristaws égorgés depuis le premier jusqu’au dernier, et le caleçon cerise, conservé, dit-on, encore aujourd’hui comme une relique par la famille des vainqueurs, remplacé par la tête du prince Bardsig.

Dans le fort d’Ananour il existait deux églises, toutes deux consacrées à un saint fort inconnu chez nous, mais fort en honneur en Géorgie, à saint Khilobel. Aujourd’hui, il n’en reste que les ruines ; toutes deux furent pillées et ruinées par les Lesguiens, qui ont crevé avec leurs kangiars les yeux des apôtres et des saints peints sur la muraille.

Ananour était autrefois le lazaret où faisaient quarantaine ceux qui entraient en Géorgie venant de Russie.

Nous n’avions qu’une prétention, celle d’aller coucher à Passanaour, c’est-à-dire de faire encore vingt-deux verstes dans notre journée.

À partir d’Ananour, le chemin devient non-seulement mauvais, mais encore dangereux ; il s’escarpe aux flancs d’une