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le caucase

Deux porteurs de lanternes le précédaient. À la lueur des fanaux on voyait reluire à leur ceinture la crosse de leur pistolet et la poignée de leur kangiar.

Deux Cosaques, la schaska au flanc, le fusil sur le genou, se tenaient prêts à galoper de chaque côté du drosky.

Nous prîmes place, et drosky, éclaireurs, Cosaques, partirent au galop, faisant voler l’eau et la boue autour d’eux.

Pendant la route il me sembla entendre quelques coups de fusil.

Nous arrivions des premiers. Madame Polnobokoff nous avait vus le matin sans savoir qui nous étions, mon paderogené et surtout mon costume l’avaient induite en erreur ; elle m’avait pris, comme les autres, pour un général français, et par pure hospitalité avait été si gracieuse, qu’il me semblait qu’elle ne pouvait l’être davantage.

Je me trompais. Maintenant qu’elle avait appris que j’étais l’homme auquel elle prétendait devoir ses meilleures distractions, elle ne savait comment me remercier à son tour des bons moments que, disait-elle, je lui avais fait passer.

Cinq ou six personnes arrivèrent parlant toutes, particulièrement les femmes, parfaitement français.

Je cherchais des yeux le commandant. Madame Polnobokoff alla au-devant de ma question.

— Est-ce que vous n’avez pas entendu des coups de fusil en venant ici ? me demanda-t-elle.

— Si fait, répondis-je, trois.

— C’est cela : ils ont été tirés du côté du Tereck, et de ce côté-là, ils ont toujours une sérieuse signification. Mon mari est avec le maître de police. Je crois qu’on a envoyé les Cosaques dans la direction du bruit.

— Alors nous aurons des nouvelles.

— C’est probable : dans un instant.

Les autres personnes ne paraissaient pas s’occuper le moins du monde des coups de fusil : on causait, on riait, on se fût cru dans un salon de Paris.

Le commandant et le maître de police entrèrent et se mêlèrent à la conversation, sans que leur visage indiquât la moindre préoccupation.

On servit le thé avec une foule de confitures arméniennes, plus bizarres les unes que les autres. Il y en avait qui étaient faites avec des mûres de bois, d’autres avec de l’angélique ; les bonbons qui les accompagnaient avaient aussi leur caractère oriental. Ils étaient plus remarquables par le parfum que par le goût.

Un domestique, vêtu d’une tcherkesse, vint dire deux mots à l’oreille du gouverneur, qui fit un signe au maître de police et qui sortit.

Le maître de police le suivit.

— Voilà la réponse ? demandai-je à madame Polnobokoff.

— Probablement, me répondit-elle. Prenez-vous encore une fasse de thé ?

— Volontiers.

Je sucrai ma tasse de thé ; j’y étendis un nuage de crème et je l’avalai à petits coups, ne voulant point paraître plus curieux que les autres.

Cependant mon œil ne quittait point la porte.

Le commandant rentra seul.

Il ne parlait pas français ; je fus donc obligé d’attendre que madame Polnobokoff voulût bien satisfaire à mon impatience. Elle comprit cette impatience, quoiqu’elle lui semblât probablement exagérée.

— Eh bien ? lui demandai-je.

— On a retrouvé le cadavre d’un homme percé de deux balles, — me dit-elle, — à deux cents pas de votre maison justement ; mais comme il était déjà complétement dépouillé, on ne peut pas savoir à qui il appartient. C’est sans doute celui d’un marchand qui est venu aujourd’hui vendre ses denrées à la ville et qui se sera attardé. — À propos, ce soir, si vous gardez de la lumière chez vous, n’oubliez pas de fermer vos contre-vents : on pourrait très-bien vous envoyer un coup de fusil à travers les vitres.

— À quoi cela servirait-il à celui qui me l’enverrait, si la porte est fermée ?

— Par caprice : ce sont de si singulières gens que ces Tatars.

— Vous entendez ? dis-je à Moynet, qui faisait un croquis sur l’album de madame Polnobokoff.

— Vous entendez ? dit Moynet à Kalino.

— J’entends, répondit Kalino avec sa gravité habituelle.

Je mis des vers sur la page de l’album de madame Polnobokoff, qui suivait celle où Moynet avait fait son croquis, et je ne m’occupai pas plus du mort que les autres ne paraissaient s’en occuper.

Au bout de quinze jours que j’étais au Caucase, je comprenais cette indifférence qui d’abord m’avait si fort étonné.

À onze heures, chacun se retira. La soirée avait dépassé toutes les limites habituelles : depuis un an peut-être, pas une soirée n’avait fini à une pareille heure.

L’antichambre avait l’air d’un corps de garde : chacune des personnes composant la soirée était venue avec un et même deux domestiques armés jusqu’aux dents.

Mon drosky m’attendait à la porte avec mes deux porteurs de lanternes et mes deux Cosaques.

Il m’en coûta trois roubles : un pour le cocher, un pour les deux porteurs de lanternes, et un pour les deux Cosaques ; mais, vu l’étrangeté des sensations que je venais d’éprouver, je ne les regrettai pas.

Je n’eus pas besoin de fermer mes contre-vents : notre jeune hôte, qui décidément était plein d’attention pour nous, y avait pourvu.

Je couchai sur mon banc, enveloppé dans ma pelisse, avec ma carsine [1] pour oreiller.

C’était ce qui m’arrivait à peu près chaque nuit depuis que j’avais quitté Jelpativo [2].

CHAPITRE III.

Les Gavriélowitchs.

Quand on s’est couché le soir sur une planche, avec une pelisse pour tout matelas et pour toute couverture, on n’a pas grand’peine à quitter son lit le lendemain matin.

Je sautai en bas du mien au point du jour ; je me trempai

  1. Espèce de portemanteau à deux poches, qui a encore plus de la besace que du portemanteau.
  2. Campagne de Dimitri Narichkin où j’ai passé huit ou dix des bons jours de ma vie.