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le caucase

les bas-fonds du Volga, les tempêtes de la mer Caspienne, les plaines de sable des Tatars-Nogaïs, les fondrières de Kasafiourte, les rochers de Derbent, les volcans de naphte de Bakou, les guéages de l’Alazan, mais nous ne connaissions pas encore les neiges du Sourham et les boues de la Mingrélie.

Nous allions faire à nos dépens connaissance avec elles.

Dès six heures du matin, c’est-à-dire avant le jour, nous étions levés ; à sept heures, les chevaux étaient arrivés de la poste.

J’avais un regret ou plutôt une inquiétude en partant : je laissais mon pauvre voisin Torriani très-malade d’une fièvre qui, au second jour, me parut prendre les symptômes d’une fièvre pernicieuse.

Dès les premières atteintes du mal, il était venu se coucher sur mon divan, et depuis vingt-quatre heures refusait absolument de voir un médecin. Il en était à son second accès, et ce second accès était suivi d’une prostration complète.

Nous allions partir et le laisser dans cet état inquiétant.

Kalino nous accompagnait jusqu’à Poti. Un instant j’avais eu l’espoir de l’emmener avec moi en France, mais trois lettres qu’il avait écrites à son recteur étaient restées sans réponse, et sans congé il ne pouvait me suivre.

Il y allait pour lui, à son retour en Russie, d’être envoyé soldat au Caucase.

Donc, à Poti, jusqu’où il venait pour nous servir d’interprète, il nous quilterait pour revenir à Tiflis, et de Tiflis il regagnerait Moscou.

J’avais bien eu l’idée de recourir à la toute-puissance du prince pour obtenir un congé ; mais le prince m’avait répondu que, pareille à notre ancienne Université française, l’Université russe avait ses priviléges, et que lui, le premier surtout, devait les respecter.

À midi nous étions prêts à monter en voiture, lorsque nous nous aperçûmes que le soin de faire charger nos voitures nous avait tellement absorbés, qu’aucun de nous n’avait mangé.

Nous courûmes à l’hôtel du Caucase, distant d’une centaine de pas de la maison Zoubaloff, et nous commençâmes à déjeuner en toute hâte.

J’en étais au milieu de mon repas, lorsque le maître de la maison vint me dire que deux jeunes Arméniens demandaient à me parler.

Je passai dans la chambre à côté.

Ils m’étaient complétement inconnus.

D’un air un peu embarrassé et d’une voix fort émue, l’aîné m’exposa Le motif de sa visite.

Son frère cadet avait fait de telles instances près de sa famille, que celle-ci avait consenti à le laisser venir en France pour y étudier le commerce de commission.

Le jeune homme parlait l’arménien, le persan, le russe, le turc, le géorgien, l’allemand et le français.

Il avait dix-huit ans. C’était un beau grand jeune homme, brun, ressemblant à l’Antinoüs antique, et ayant, comme lui, les cheveux plantés jusque sur les sourcils.

Il devait faire ce voyage avec un de ses amis, mais son ami lui avait manqué de parole, et, au moment du départ, il se trouvait seul et avec l’inexpérience de Joseph, son compatriote.

Le frère venait me demander si je ne pourrais pas me charger de le conduire en France, bien entendu qu’il coopérerait pour sa part aux frais de route.

Je pensai tout de suite qu’en rendant service à sa famille, j’allais rendre service à moi-même. Cependant je dois dire que je mets ici ces deux pensées dans l’ordre où elles me vinrent.

Il me rendait service, en ce qu’il économisait à Kalino un voyage fatigant et des frais de retour considérables.

En outre, c’était un interprète bien autrement utile que Kalino, qui ne parlait que le russe et l’allemand, allait traverser, s’il nous eût accompagnés, des pays où l’on ne parlait que le géorgien et des patois dérivés de cette langue.

J’acceptai donc la proposition de la famille, et, le cœur gros, j’annonçai à mon pauvre Kalino que notre séparation était plus prochaine que nous ne l’avions cru l’un et l’autre.

Puis je lui racontai ce qui venait de se passer.

C’était du reste pour lui un moyen d’être vingt ou vingt-cinq jours plus tôt à Moscou, et s’il obtenait son congé vingt ou vingt-cinq jours plus tôt, il n’en arriverait que plus vite à Paris, où il était convenu qu’il me rejoindrait.

Nous nous embrassâmes en versant chacun de notre côté quelques bonnes petites larmes d’amitié, car nous nous étions fort attachés l’un à l’autre pendant ces quatre mois d’un voyage qui n’avait pas toujours été sans danger. Je remontai pour voir encore une fois mon pauvre Torriani. Lui ne me vit ni ne m’entendit, il ne sentit même pas que je posai mes lèvres sur son front trempé de sueur. Je descendis et le recommandai à Finot, — recommandation bien superflue ; — Finot le connaissait depuis un plus long temps encore que moi et lui était réellement attaché, puis je pris ma place dans la voiture. Le jeune Arménien embrassa sa mère, les dernières poignées de main s’échangèrent ; Kalino, les larmes aux yeux, ne pouvait pas quitter le marchepied de la voiture, où un étranger, un intrus, prenait la place occupée par lui si longtemps. Les hiemchicks s’impatientaient, il y avait cinq heures qu’ils étaient là ; il fallut se séparer. Finot mouillait de pleurs sa dignité consulaire. Enfin les fouets des deux postillons retentirent, les cinq chevaux s’ébranlèrent, la voiture gronda en passant sous la voûte de la maison. La chaîne était rompue entre de nouvelles amitiés, tendres comme si elles dataient de l’enfance. On entendait bien encore, il est vrai, ces mots : Adieu, adieu, adieu !

Mais nous tournâmes le coin d’une rue, et ne vîmes ni n’entendîmes plus rien.

Nous étions déjà aussi séparés que si les uns étaient en France, les autres à Tiflis.

Pauvre Tiflis ! je lui envoyai tout bas un adieu bien tendre, — j’y avais si bien travaillé !

CHAPITRE XLIX.

Télègue, tarantasse et traîneau.

Nous partions le dimanche 11 janvier russe, 23 janvier français. Nous devions nous embarquer le 21 janvier russe, 2 février de notre style.