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le caucase

le plus vite possible la station ; si nous étions pris au fond de cette étroite vallée par un chasse-neige, nous n’en sortions pas.

Je fus le premier à proposer de remonter en traîneau, la proposition fut acceptée ; nous nous enveloppâmes dans nos touloupes et nous reprîmes nos places.

Nos deux montagnards s’accrochèrent au traîneau ; nous leur rendions le service d’accélérer leur marche, ils nous rendaient le service de nous empêcher de verser.

Je fermai les yeux et me laissai aller au hasard, je dirais à la Providence si je me croyais un personnage assez important pour que la Providence s’occupât de moi.

De temps en temps j’ouvrais les yeux, mais j’avais beau les ouvrir, je ne voyais rien qu’une immense nappe de neige que le vent semblait secouer devant eux, et le torrent qui mugissait à deux pas de moi.

Enfin, il me sembla apercevoir de la lumière.

— La station ? demandai-je.

— Non, le village de Molite.

— Et la station ?

— À trois verstes.

Tout était fantastique dans cette nuit, jusqu’à la distance. Nous étions partis à midi, nous avions achevé la montée à trois heures, nous descendions depuis cinq à croire que nous faisions quatre lieues à l’heure, et nous n’avions pas pu avaler nos trente verstes, c’est-à-dire sept lieues et demie.

Nous arrivâmes à la lumière, c’était celle d’une petite auberge. Nous descendîmes. Nous étions à moitié morts de fatigue et l’autre moitié de faim ; par bonheur nous trouvâmes du pain mangeable, une espèce de salaison que, dans toute autre circonstance, nous n’eussions pas touchée du bout des dents et qui nous parut excellente. Il va sans dire que nos deux montagnards partagèrent notre festin.

Nous arrosâmes le tout de quatre ou cinq pots de ce petit vin de Mingrélie dont on peut boire sans inconvénient une pinte, et nous remontâmes dans notre traîneau en demandant si du village à la station le chemin était bon.

— Excellent, nous répondit notre hôte.

Sur cette assurance, nous partîmes.

Au bout de cent pas, deux de nous étaient dans la neige et le troisième dans l’eau.

Cette fois nous nous décidâmes à faire à pied le reste du chemin, et par un effroyable chasse-neige nous arrivâmes à la station.

Une verste de plus, et nous n’y arrivions pas ; toute la montagne semblait secouée comme par un tremblement de terre.

Deux heures après nous arrivait un messager de Timaff nous annonçant que la télègue ne pouvait même essayer de traverser la montagne, et que nous eussions à envoyer un traîneau et des bœufs si nous voulions revoir nos effets et Timaff.

Je tenais peu à Timaff, quoique comme curiosité je l’estimasse à sa valeur, mais je tenais fort à nos effets, je fis donc dire à Timaff de demeurer tranquille, et que le lendemain l’on irait à son secours.

CHAPITRE LIII.

Molite.

On transporta les effets du traîneau dans la chambre de la station. Moynet et Grégory, écrasés de fatigue, n’eurent pas même le courage d’étendre leur touloupe sur un banc et de se coucher : ils tombèrent sur les malles et s’y endormirent.

Résistant mieux qu’eux à la fatigue, je me préparai un lit tant bien que mal et m’y couchai.

Toute la nuit la station, quoique solidement bâtie, fut secouée par le vent, qui semblait vouloir la déraciner. Deux fois je me levai et allai à la porte ; la neige tombait sans interruption.

Le jour vint, si toutefois cela peut s’appeler le jour.

Je demandai un Cosaque de bonne volonté qui, moyennant un rouble, consentit à aller jusqu’au village où nous avions soupé la veille pour y louer des chevaux ou des bœufs et les envoyer à Tsippa. Le Cosaque se présenta avec l’empressement que met toujours un Cosaque à gagner un rouble, mais une heure après il revint.

Il avait littéralement été repoussé par le vent.

Vers les trois heures, Grégory monta à cheval à son tour. La tempête était un peu calmée ; il avait été jusqu’au village et avait parlé au gouverneur.

Le gouverneur avait promis, dès que la chose serait possible, d’envoyer un traîneau et des bœufs.

Nous nous reposâmes sur cette promesse, et le jour passa.

Vers les quatre heures était arrivé sur un traîneau un Iméritien de Koutaïs ; il avait avec lui, comme a tout noble, si pauvre qu’il soit, ses deux noukers.

J’ai rarement vu quelque chose de plus beau que cet homme, avec son turban blanc passé sous le cou et son bachelik posé dessus. Il portait le costume géorgien avec de longues manches, la bechemette sous l’arkalouke, une ceinture turque à laquelle était suspendue sa schaska, son poignard et son pistolet, enfin le large pantalon de drap lesguien s’enfonçant dans des bottes qui montaient jusqu’au genou.

Il venait de Gory et me donna deux nouvelles.

La première, c’est que le courrier de la poste était arrivé à Gory avec mes clefs, mais n’avait pas osé traverser l’Iaqué.

La seconde, que Timaff, enveloppé dans ses trois capotes et dans sa touloupe, attendait tranquillement, auprès d’un bon feu, les secours promis.

Il était sans chevaux et sans hiemchick ; le postillon qui l’avait amené de Sourham, le voyant si confortablement établi près d’un bon feu, n’avait pas jugé qu’il pût de sitôt avoir besoin de lui.

Il était parti, et Timaff, plein de mansuétude, l’avait laissé partir.

Je me fis répéter deux fois l’histoire d’un courrier de la poste n’osant traverser une rivière que des voyageurs, non éperonnés comme il devait l’être par le devoir, avaient traversée avec difficulté, mais sans accident.

Il n’y a qu’en Russie que l’on voit de ces choses-là. — Mais, demanderez-vous, les lettres qu’il porte ?