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le caucase

à Cheinskaïa que le bateau n’était pas d’une exactitude absolue, qu’annoncé pour le 21 il n’arrivait que le 22 et ne partait que le 23, hypothèse qui nous mettait dans la possibilité du départ, mais Moynet prétendait que, ne fût-ce que pour le faire enrager, le bâtiment serait exact cette fois, et tout en essayant de lui rendre l’espérance, j’avoue qu’au fond de ma pensée je me rangeais de son avis.

Mais aussi, qui pouvait se douter que nous mettrions treize jours à faire soixante-quinze lieues ?

Comme pour nous faire damner, nos Scopsis, qui nous avaient, pour partir la veille à neuf heures du matin, c’est-à-dire tout à leur aise, assuré que nous serions à Poti vers dix ou onze heures le lendemain, ne nous promettaient pas, vu le peu de courant du fleuve, d’y être avant deux heures.

Nous les connaissions déjà depuis assez longtemps pour savoir qu’il n’y avait pas un mot à leur dire, ou que quelque chose que nous leur dissions ils n’en iraient pas plus vite d’un coup d’aviron.

D’ailleurs, j’éprouvais pour mon compte ce malaise matinal de l’homme qui n’a pas dormi de la nuit, et qui, à cette heure indécise où le jour vient le trouver, au milieu des froides vapeurs d’un fleuve, essaye vainement de se réchauffer.

Je laissais donc gronder Moynet, je laissais donc aller nos hommes, je laissais donc Grégory, qui n’avait plus de plomb, brûler sa poudre aux canards.

Ces maudits oiseaux, qui ne passent cependant pas pour des merveilles d’intelligence dans la création, semblaient deviner que nous faisions du bruit, mais ne pouvions pas faire autre chose : au lieu de fuir comme la veille à des distances doubles de portée, ils jouaient et s’ébattaient devant nous, se rangeant simplement pour nous laisser passer et nous regardant avec curiosité tandis que nous passions, en allongeant hors de l’eau leurs cous mordorés.

Il n’y avait pas jusqu’à ces beaux hérons blancs, qui fournissent les aigrettes des bonnets de nos officiers et des chapeaux de nos femmes, qui, sans doute avertis par un sens intérieur que nous étions devenus inoffensifs, marchaient parallèlement à nous sur la rive, avec leurs longues pattes qui dépassaient la vitesse du bateau, comme pour nous dire :

— Si je voulais, sans me servir de mes ailes, je serais avant vous à Poti.

Et au train dont nous allions c’était bien vrai : nos diables de rameurs semblaient avoir fait le pari de nous faire manquer le bateau.

J’en enrageais d’autant plus, que nous passions à travers un pays admirable, auquel la préoccupation de Moynet le rendait indifférent. Nous avions à notre gauche des montagnes couvertes de neige d’une coupe splendide, et qui revêtaient aux premiers rayons du soleil une teinte de rose tendre, à faire croire que l’on était au premier jour de la création. En outre, aux deux côtés du Phase, les forêts allaient s’épaississant, formant un prodigieux fourré dans lequel on sentait grouiller toutes sortes d’animaux sauvages.

Dans un autre moment, il n’eût pas quitté son crayon et eût fait vingt dessins.

Quant à moi, je n’avais pas de notes à prendre, tout était dans les yeux et dans le souvenir. Comme histoire, tout est muet sur les rives du Rioné. Il faut qu’il s’appelle le Phase pour qu’un rayon de l’antiquité l’illumine, et ce rayon a brillé il y a plus de trois mille ans.

Enfin le soleil se leva tout à fait, nous nous étendîmes sous sa douce chaleur et sortîmes un peu de notre engourdissement.

Nous rencontrâmes un bateau, le premier que nous eussions vu depuis le départ de Maranne. Il remontait le Rioné et nous croisa. Nous demandâmes à ceux qui le montaient combien il nous restait à faire de verstes jusqu’à Poti.

— Trente verstes, nous répondirent-ils.

C’était sept lieues. Nous faisions une lieue à l’heure, c’était donc sept heures.

Il était six heures et demie du matin ; il était clair que nous ne serions pas avant trois ou quatre heures de l’après-midi à Poti.

À moins d’y avoir mis une immense complaisance, le bateau serait parti.

Ah ! comme je regrettais ma tarantasse, ces hiemchicks que l’on pouvait punir quand ils n’allaient pas assez vite, ces ravins que l’on descendait comme des avalanches, ces torrents caillouteux et bruyants que nous coupions par le milieu, tout jusqu’à ces mers de sable des steppes Nogaïs qui avaient du moins un rivage !

Tandis que sur ce fleuve au nom poétique mais au cours presque insensible, il nous fallait aller à la fantaisie de deux inertes rameurs, tout à la fois symbole et réalité de l’impuissance !

Et cependant les heures passèrent ; le soleil, que nous avions vu se lever, atteignit son zénith et commença de pencher vers l’occident, éclairant toujours le même paysage : montagnes splendides, forêts vierges et inhabitées, mais auxquelles je commençais de préférer les bords accidentés de la Loire.

Enfin, vers trois heures, à travers une immense ouverture du Phase, — depuis le matin le fleuve s’élargissait visiblement, — nous commençâmes d’apercevoir, non pas la plaine, mais un immense marais bordé de roseaux ; si on ne la voyait pas encore, on sentait au moins le voisinage de la mer.

Nous tournâmes brusquement à gauche dans une espèce de canal qui contourne une île et qui met en communication les deux bras du Phase.

Rien de plus charmant que ce canal, même en hiver, bordé qu’il est par des arbres d’une forme merveilleuse, dont les branches se joignent en berceaux au-dessus des barques qui glissent sur lui.

Bientôt nous nous trouvâmes dans une espèce de lac, et nous aperçûmes à une verste devant nous les vergues d’un bâtiment.

Nous poussâmes un cri de joie, le bateau à vapeur n’était point parti.

Mais au fur et à mesure que nous avancions, au-dessous de ces vergues nous cherchions inutilement la cheminée ; puis nous faisions la réflexion que Poti est un port de mer, et que dans un port de mer il n’y a pas qu’un seul bâtiment.