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le caucase

l’objet de nos vœux. Tandis qu’il parlait, Jason, par le conseil d’Argus, commanda que l’on fît avancer le navire dans un marais voisin, couvert de joncs épais ; on y jeta l’ancre, et les héros passèrent la nuit dans le vaisseau, attendant avec impatience le lever de l’aurore, qui ne tarda point à paraître. »

Moins la ville d’Ea et la toison d’or pendue au haut d’un chêne, cette description est encore exacte aujourd’hui.

Le Caucase est toujours à la même place ; le champ de Mars est la grande esplanade boueuse où s’élève Poti ; la forêt existe aussi épaisse aujourd’hui que du temps de Jason. Nous avions traversé le canal, et nous avons, en nous approchant de l’embouchure du Phase, signalé le marais rempli de joncs où les Argonautes cachèrent leur vaisseau.

Seulement, comment Koutaïs peut-il être Ea, si Ea se voyait à l’embouchure du Phase et le dominait ?

Mais cela ne me regarde pas, cher lecteur ; je ne suis pas un savant, je suis un sachant, tout au plus.

Arrangez-vous avec Danville.

Enfin notre cayouque, — c’est le nom que l’on donne aux bateaux qui font la navigation du Phase, — notre cayouque aborda, un de nos bateliers descendit à terre, tira le bateau, et nous touchâmes enfin cette presqu’île tant désirée de Poti, dans laquelle nous commençâmes par entrer dans la vase jusqu’aux genoux.

Nous nous informâmes immédiatement du bateau.

Il était arrivé le 20 et reparti le 24, c’est-à-dire la veille.

Maintenant, le jour où nous quitterions Poti était remis à la grâce de Dieu.

Je m’avançai, la tête basse, vers les dix ou douze baraques en bois qui constituent la ville.

Je n’osais pas regarder Monet.

CHAPITRE LIX.

Poti, ville et port de mer par ukase de l’empereur Alexandre II.

Il n’y avait point de mal, au reste, de marcher tête basse, en marchant tête basse on était obligé de regarder à ses pieds.

Je ne sais pas ce qu’était le champ de Mars du temps de Jason, mais aujourd’hui c’est un marais de boue tremblante, où l’on risquerait de disparaître tout entier, si l’on restait seulement une demi-heure à la même place.

En levant les yeux pour sauter un fossé, je vis devant moi, de l’autre côté du fossé, le prince rose, son nouker et ses trois hommes.

Mais, grand Dieu ! dans quel état était la belle tcherkesse blanche, toute bigarrée de taches de boue !

Ce n’était plus notre beau prince rose d’un conte de fée, c’était le prince léopard.

Il était consterné : le prince Bariatinsky n’était point sur le bateau.

Une chose le consolait cependant de cette absence, c’est que si le prince y eût été, il l’eût probablement trouvé parti à son arrivée.

Il était enchanté de notre présence, nous allions naturellement lui tenir compagnie jusqu’au passage du prochain paquebot.

Cela me fit augurer que les distractions n’étaient pas grandes à Poti.

Je lui demandai comment il avait fait la route, et à quelle heure ils étaient arrivés.

Ils étaient arrivés à onze heures du soir, le prince et son nouker à cheval, ses trois hommes à pied.

— Vous n’avez donc pas trouvé de chevaux pour vos trois hommes ? lui demandai-je.

— Je ne sais pas s’il y en avait, me dit-il, mais y en eût-il eu, qu’ils n’eussent point voulu monter dessus.

— Et pourquoi n’eussent-ils pas voulu monter dessus ? demandai-je.

— Parce que c’est leur servitude d’aller à pied, me répondit-il.

Je ne comprenais pas bien, je lui demandai, en conséquence, l’explication de ce mot servitude.

Les princes ont autour d’eux un certain nombre de vassaux qui, outre les redevances et les impôts, sont soumis à des servitudes personnelles.

Les uns doivent suivre le prince à cheval, c’est leur servitude.

Les autres doivent le suivre à pied, c’est leur servitude.

Les autres doivent lui faire deux bottes de la jambe droite, c’est leur servitude.

Les autres doivent lui faire deux bottes de la jambe gauche, c’est leur servitude.

D’autres doivent chasser les mouches quand ils mangent.

D’autres leur gratter les pieds quand ils dorment.

Rien au monde ne forcera celui qui doit suivre le prince à cheval d’aller à pied.

Rien au monde ne forcera celui qui doit suivre le prince à pied d’aller à cheval.

Aucune puissance ne contraindra celui qui doit faire une botte de la jambe droite d’en faire une de la jambe gauche.

Aucune puissance ne contraindra celui qui doit faire une botte de la jambe gauche d’en faire une de la jambe droite.

Il n’y aura pas de menace ni de châtiment qui forcent le chasseur de mouches à gratter les pieds, ni le gratteur de pieds à chasser les mouches.

Le prince n’avait pas avec lui son chasseur de mouches, parce que c’était l’hiver.

Mais il avait son gratteur de pieds, attendu qu’il se faisait gratter les pieds en tout temps.

En Mingrélie et en Iméritie, où il n’y a pas de chemins praticables aux voitures, les femmes sortent à cheval comme les hommes et portent de grands manteaux qui indiquent leur rang.

Le manteau de la reine Dadian, que j’ai eu l’honneur de voir à Pétersbourg, était rouge.

De même que les hommes ont leur suite, noukers et fauconniers, hommes à cheval et fantassins, les femmes ont la leur.

Elle se compose d’habitude, pour les princesses, d’un aumônier et de deux dames, plus cinq ou six hommes armés, tant à pied qu’à cheval ; les prêtres font le coup de fusil en cas de besoin.