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caucase

— À quelle heure partez-vous demain ? demanda le capitaine Grabbé.

— Mais rien ne nous presse, répondis-je vivement ; nous n’avons que trente à trente-cinq verstes à faire d’ici à Tchiriourth.

— Eh bien, dit le capitaine Grabbé, vous verrez nos hommes ce soir, vous désignerez ceux qui vous conviendront, et je vous les enverrai demain matin, vous n’aurez jamais eu de meilleurs modèles ; ce sont des gaillards qui vous posent une heure sans cligner une seule fois de l’œil.

Tranquillisé par cette promesse, Moynet ne fit plus aucune difficulté de se rendre à l’invitation du lieutenant-colonel.

Pendant tout le dîner on causa mœurs, usages, légendes : le lieutenant-colonel Coignard, d’origine française comme l’indique son nom, est un homme d’un esprit fort distingué, très-observateur, parlant français comme s’il avait passé toute sa vie à Paris.

Le dîner passa donc aussi rapidement que passaient ces fameux dîners de Scarron où la conversation de sa femme était chargée de faire oublier le rôti.

C’était à huit heures que nous devions nous trouver au club avec les officiers du régiment de Kabarda. Le dîner avait fini à six heures vingt minutes ; nous demandâmes au lieutenant-colonel la permission d’acquitter la promesse que nous avions faite à notre hôtesse de venir passer une heure avec elle, qu’elle avait promis de son côté d’employer à nous faire faire connaissance avec la danse tcherkesse et la danse lesguienne.

La permission obtenue, nous fûmes en un instant de retour à notre domicile : nos trois dîneurs en étaient au dessert.

La belle Leila était en grand costume : elle portait sur la tête une petite calotte brodée d’or, avec un long voile de gaze tombant jusqu’aux hanches, une longue robe de satin noir soutachée d’or. Sur cette robe, dont les manches ouvertes dépassaient de beaucoup la main, elle avait passé une petite tunique de soie blanche et rose, serrant les bras, serrant la taille, serrant ou plutôt dessinant les formes inférieures et tombant jusqu’aux genoux. La taille était marquée par une ceinture d’argent soutenant un petit poignard recourbé en ivoire, incrusté d’or, dont le fourreau servait en même temps d’étui à un petit couteau fort élégant. Enfin, cette toilette, que je soupçonnai d’être plus géorgienne que circassienne, se terminait par de petites pantoufles pointues en velours cerise brodé d’or, qui n’apparaissaient que rarement pour montrer un fort joli pied, cachées qu’elles étaient par les longs plis de la robe de satin noir.

On a dit que le Circassien était le plus beau peuple de la création.

Cela est peut-être vrai pour les hommes, cela est contestable pour les femmes.

Cependant, à notre avis, le Géorgien peut lui disputer le prix de la beauté.

Je me rappellerai toujours l’effet que me produisit, au milieu des steppes des Tatars-Nogaïs, la vue du premier Géorgien que nous aperçûmes.

Depuis trois semaines ou un mois l’aspect des Kalmouks au milieu desquels nous avions voyagé, et des Mongols au milieu desquels nous voyagions, faisait passer sous nos yeux les deux types les plus incontestés pour nous autres occidentaux de la laideur humaine : teint jaune, peau huileuse, yeux petits et retroussés, nez épaté ou presque absent, barbe à poils isolés, cheveux incultes, malpropreté proverbiale, voilà ce qui du matin au soir récréait notre vue.

Tout à coup, en arrivant à une station, nous aperçûmes debout, gracieusement appuyé au chambranle de la porte, un homme de vingt-cinq à trente ans, coiffé d’un bonnet à la persane, mais plus bas de forme ; sa figure, au teint mat, était encadrée dans de beaux cheveux luisants et doux comme de la soie et une barbe noire au reflet rougeâtre ; ses sourcils étaient dessinés comme avec un pinceau ; son œil de jais, plein de vaguïté, était ombragé par une paupière de velours ; son nez semblait avoir servi de modèle à celui de l’Apollon Pythien ; ses lèvres rouges comme du corail, à travers sa barbe noire, faisaient valoir des dents de nacre, et avec tout cela cette espèce de dieu grec descendu sur la terre, ce Dioscure qui avait oublié de remonter à l’Olympe, était vêtu d’une tchoukha déchirée, d’une bechemette en loques et ses pieds nus passaient à l’extrémité d’un large pantalon de drap lesguien.

Nous jetâmes, Moynet et moi, un cri involontaire d’admiration, tant la beauté est en honneur chez les peuples civilisés, tant il est inutile de la contester, tant il est impossible de ne pas la reconnaître, qu’elle apparaisse sous les traits de l’homme ou de la femme.

Je fis demander à notre jeune homme à quelle race il appartenait, il nous répondit qu’il était Géorgien.

Eh bien, à notre avis, le seul avantage, comme beauté, que possède le Tcherkesse sur le Géorgien, c’est celui qu’aura toujours le montagnard sur l’homme de ville, c’est-à-dire l’adjonction du pittoresque à la perfection de la forme.

Le Tcherkesse, avec son faucon sur le poing, sa bourka sur l’épaule, son bachelick sur la tête, son kangiar à la ceinture, sa schaska au côté, son fusil à l’épaule, c’est le moyen âge ressuscité, c’est le quinzième siècle apparaissant au milieu du dix-neuvième.

Le Géorgien, avec son charmant costume, tout de soie et de velours, c’est la civilisation du dix-septième, c’est Venise, c’est la Sicile, c’est la Grèce, c’est ce que l’on a vu.

Le Circassien, c’est ce que l’on rêve.

Quant aux Circassiennes, peut-être leur réputation de beauté trop vantée leur nuit-elle, surtout au premier aspect. Il est vrai que nous avons vu les Circassiens, mais non les Circassiens de la montagne ; il est probable que la beauté primitive des femmes s’est abâtardie en descendant vers la plaine. Pour juger d’ailleurs, pour apprécier, pour affirmer, il faudrait avoir pu étudier la beauté des femmes de la Circassie comme l’ont fait certains voyageurs, et comme paraît l’avoir fait Jean Struys, auquel on peut d’autant plus se fier, ce me semble, qu’il appartient à une nation qui ne s’échauffe pas facilement.

Jean Struys, comme l’indique son nom, est Hollandais.

Nous citerons ce qu’il dit des Circassiennes ; il est moins difficile et surtout moins embarrassant parfois de citer que d’écrire.

« Les femmes du Caucase, dit Jean Struys, ont toutes de l’agrément et je ne sais quoi qui les fait aimer. Elles sont belles et fort blanches, et cette blancheur est mêlée d’un si beau coloris, que ce n’est que lis et rose aux endroits où il