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le caucase

Cela voulait dire : Partons.

Les chasseurs nous regardèrent avec étonnement.

— Expliquez-leur, dis-je à Kalino, que nous partons avec eux, et que nous voulons être de l’expédition.

Kalino leur traduisit mes paroles et le signe affirmatif que Moynet fit de la tête.

Bajeniock, qui était le sergent-major, et qui avait d’habitude le commandement de l’expédition, devint sérieux.

— Est-ce bien vrai, demanda-t-il à Kalino, ce que dit le général français et son aide de camp ?

Rien ne leur eût pu ôter l’idée que j’étais un général français et que Moynet ne fût mon aide de camp.

— C’est parfaitement vrai, répondit Kalino.

— Alors, continua Bajeniock, il faut que les deux Français sachent quelles sont nos habitudes, libre à eux, du reste, de ne pas s’y conformer, puisqu’ils ne sont pas de la compagnie.

— Les habitudes ? demandai-je, voyons cela.

— Jamais deux chasseurs n’attaquent un Tchetchen ; un homme vaut un homme, on se bat donc homme contre homme.

Si on appelle au secours, alors seulement deux hommes peuvent se mettre contre un, mais on n’appelle jamais au secours.

Si un chasseur est attaqué par deux, trois, quatre montagnards, autant de chasseurs viennent à son secours qu’il y a de montagnards, pas un de plus, pas un de moins.

Si l’on peut tuer de loin, tant mieux ; on a une carabine, c’est pour s’en servir.

Maintenant, comment les Français comptent-ils faire ?

Kalino nous transit la demande.

— Comme vous faites vous-même, pas autrement.

— Vous embusquerez-vous tous les trois ensemble, ou vous placerez-vous comme nous et avec nous ?

— Je désirerais, répondis-je, et je crois que c’est le désir de mes compagnons, que chacun de vous pût être près d’un de nous.

— Soit, je me charge du général, Ignacieff se chargera de l’aide de camp ; vous, qui êtes Russe, vous ferez comme vous l’entendrez.

Kalino voulait absolument être où il y avait le plus de danger, combattre un Tcherkesse et le tuer en amateur, c’était pour lui la croix de Saint-Georges.

C’est-à-dire la plus belle des croix russes.

Minuit sonna, nous étions prêts, on partit. D’abord la nuit semblait sombre à ne pas voir à quatre pas devant soi, mais au bout de cent pas, nos yeux étaient déjà familiarisés avec l’obscurité ; pas un homme, pas une femme n’était dehors ; des chiens seulement se levaient de temps en temps sur les seuils des portes ou traversaient la rue, mais sans doute leur instinct leur disait qu’ils avaient affaire à des amis, pas un n’aboya.

Nous sortîmes de la ville, et nous nous trouvâmes sur la rive droite de la rivière Yaraksou ; arrivés là, le bruit des cailloux qu’elle roulait avec son eau absorba le bruit de nos pas.

Nous voyions devant nous la montagne comme une masse noire.

La nuit était superbe, le ciel tout brodé de diamants ; jamais le beau vers de Corneille, cette obscure clarté qui tombe des étoiles, n’avait eu sa plus exacte application.

Nous avions fait un quart de lieue à peu près, quand Bajeniock fit signe d’arrêter.

Il est impossible d’être obéi avec plus de précision qu’il ne le fut.

Il se coucha, mit l’oreille contre terre et écouta.

Puis se relevant :

— Ce sont des Tatars de la plaine, dit-il.

— Comment peut-il savoir cela ? demandai-je à Kalino, qui me traduisit sa phrase.

Kalino reproduisit mon interrogation.

— Leurs chevaux marchent l’amble, dit Bajeniock ; au milieu de leurs rochers, les chevaux des montagnes sont bien forcés de marcher le pas ordinaire.

En effet, cinq ou six minutes après, nous vîmes passer dans l’obscurité une petite troupe de cavaliers composée de sept ou huit personnes.

Elle ne nous vit pas, Bajeniock nous ayant recommandé de nous cacher derrière la saillie formée par la rive droite de l’Yaraksou.

Je demandai le motif de cet excès de précaution.

Souvent les montagnards ont des espions parmi les gens de la plaine, un des hommes que nous venions de voir passer pouvait être un espion, se séparer de sa petite troupe et donner avis aux Tatars.

Nous attendîmes donc qu’ils fussent tout à fait hors de vue pour nous remettre en route.

Au bout d’une demi-heure de marche, nous vîmes un bâtiment qui blanchissait à notre gauche.

C’était la forteresse russe de Enezapnaïa, c’est-à-dire le point le plus avancé de toute la ligne.

La pente des montagnes vient mourir au pied de ses murailles, et nous entendions sur ces murailles la voix de la sentinelle qui criait : Sluchaï, écoute !

Nous aussi nous écoutâmes, mais cette voix reproduite par une sentinelle, puis par une seconde, puis par une troisième, pour s’éteindre tout à fait, n’eut pas un quatrième écho, et s’évanouit dans l’air, comme le cri d’un esprit de la nuit.

Nous continuâmes de marcher dix minutes encore à peu près, puis presque à pied sec nous traversâmes l’Yaraksou, suivant à travers des buissons épineux la pente de la montagne jusqu’à ce que nous trouvâmes une seconde rivière aussi desséchée que la première ; nous la traversâmes comme elle et nous nous engageâmes dans une espèce de chemin frayé par les pâtres, lequel nous conduisit cette fois près d’une troisième rivière plus large et évidemment plus profonde que les deux autres.

C’était l’Axaï, un des affluents du Téreck.

L’autre, que nous venions de traverser presque à sa source, était l’Yamansou.

Avant que je me fusse rendu compte à moi-même de la façon dont nous allions traverser la rivière, Bajeniock m’avait fait signe de monter sur ses épaules.

La même invitation était faite à mes deux compagnons par Ignacieff et Mikaëlouk.

Nous nous fîmes prier juste ce qu’il fallait pour ne pas être indiscrets, et nous enfourchâmes nos montures.