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le caucase

Là, on apporte des cruches de ce fameux vodka dont le paysan russe est si friand.

On boit. Le capitaine, qui n’aime pas le vodka, se contente de verser. Une fois le conseil du village ivre, tout le mir signe un reçu.

Le gruau et la farine se sont convertis en quelques cruchons de mauvaise eau-de-vie.

Le lendemain, le capitaine porte les reçus du conseil au colonel. Le soldat à été mal nourri par le paysan, qui sait d’avance qu’il ne sera pas remboursé ; mais le reçu de ses trente-deux livres de farine et de ses sept livres de gruau par homme à la main, le capitaine prouve au colonel que le soldat a vécu dans l’abondance.

En campagne, le soldat doit manger tous les jours sa soupe au chou, son tchi, et un morceau de viande d’une livre et demie par homme.

Ce tchi se fait d’avance comme nos conserves.

Un spéculateur eut l’idée de substituer, dans la confection du tchi, à la vache où au bœuf qui en fournissent la partie la plus substantielle, du bouillon de corbeau.

Les corbeaux abondent en Russie : ils volent par milliers, par millions, par milliards ; ils sont devenus un animal domestique comme le pigeon, que l’on ne mange pas ; ils se promènent par bandes dans les rues, attaquent les enfants qui mangent et leur arrachent le pain des doigts. Dans certains districts de la petite Russie on les utilise en leur faisant couver des œufs de poules que l’on glisse dans leurs nids à la place de leurs propres œufs.

Le corbeau, tout au contraire du pigeon, qui est regardé comme un oiseau saint, est regardé, lui, comme un animal immonde.

Tout chasseur sait que le corbeau fait d’excellente soupe. Le tchi au corbeau était probablement meilleur que ne l’eût été le tchi à la vache ou au bœuf.

Mais une indiscrétion fut commise ; la vérité sur le potage quotidien fut connue, et pendant toute une campagne le soldat, au lieu de manger son tchi, le jeta.

Quant à la livre et demie de bœuf qui lui revient par jour en campagne, voici ce que me racontait un jeune officier qui a fait la guerre de Crimée :

Un bœuf fait à peu près par jour, au chiffre que nous venons de dire, la nourriture de quatre ou cinq cents hommes.

Au gouvernement de Kalouga, le capitaine acheta un bœuf.

Ce bœuf suivait la compagnie.

Quand on rencontrait le colonel :

— Qu’est-ce que ce bœuf-là ? demandait-il.

— C’est le bœuf destiné à nourrir mes hommes aujourd’hui, répondait le capitaine.

Et le bœuf alla ainsi du gouvernement de Kalouga jusqu’au gouvernement de Kerson, c’est-à-dire pendant deux mois et demi.

Arrivé à Kerson, vous croyez que le soldat mangea enfin son bœuf.

Point ; le capitaine le vendit, et comme le bœuf, tout au contraire du soldat, avait été très-bien nourri tout le long de la route, le capitaine gagna dessus.

En avant de chaque compagnie, à deux ou trois étapes environ, marche un officier à qui le colonel donne de l’argent pour acheter du bois, de la farine et faire faire le pain.

On appelle cet officier klebo pek, ce qui veut dire faiseur de pain. Mon jeune officier fut chargé un jour, un seul, de cet office tout de faveur et sans péché, c’est le mot dont on se sert en Russie quand on fait un bénéfice à peu près honnête ; il gagna dans sa journée cent roubles, — quatre cents francs.

Le gouvernement fait en Sibérie de grands achats de beurre ; ce beurre, destiné à l’armée du Caucase, se paye jusqu’à soixante francs les quarante livres. En sortant des mains du marchand il est excellent ; le fournisseur le sait bien, car il le vend en détail à Tanganrok, et le remplace par ce qu’il peut trouver de plus mauvais en denrée de même espèce. Eh bien, ce beurre, si mauvais qu’il soit, est revendu une seconde fois et n’arrive pas même au soldat comme il a été acheté à Tanganrok.

Qu’on juge donc de la joie et de la gaieté des régiments qui ont le bonheur d’avoir pour colonels des hommes comme le prince Dundukoff-Korsakoff et le comte de Nostitz.

Ce soir-là, je couchai dans un lit. Il y avait à peu près deux mois que la chose ne m’était arrivée.

CHAPITRE XIV.

La montagne de sable.

Ce fut encore une tristesse lorsque, le lendemain matin, il fallut se séparer de ces excellents hôtes. Je ne saurais trop le répéter : l’hospitalité est exercée, en Russie, avec un charme et un abandon que l’on ne rencontre chez aucun peuple.

Moynet emportait cinq ou six photographies. J’emportais un portrait de Hadji-Mourad vivant. Je savais que je trouverais à Tiflis une copie de sa tête coupée.

De plus, nos deux colonels m’avaient, en souvenir et au nom des dragons de Nidjni-Novogorod, donné un fragment du drapeau qu’ils avaient pris au naïb bien-aimé de Chamyll.

Nous partions, de plus, avec des chevaux de la couronne, la poste ne se trouvant réorganisée qu’à Unter-Kale, c’est-à-dire à une quarantaine de verstes de Tchiriourth.

Nous avions vingt-cinq hommes d’escorte, mais qui en valaient cinquante : c’étaient des Cosaques de la ligne.

Nos chevaux allaient comme le vent. Une heure après nous étions à la forteresse.

Les Tatars qui entraient dans cette forteresse laissaient leurs armes à la porte.

Une certaine inquiétude régnait tant dans la population que chez les soldats. Tout ce qu’il y avait de Cosaques de la ligne à la forteresse était en train de battre la campagne ; des espions arrivés le matin avaient dit qu’une soixantaine de Lesguiens, — ici nous sommes sur la frontière de la Tchetchenie et du Lesguinstan, — étaient partis de Bourtounaï dans le but de faire une expédition.

De quel côté s’étaient dirigés les pillards, c’est ce que personne ne savait ; mais il y avait un fait certain, c’est qu’ils étaient descendus des montagnes.