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le caucase

Il faut, du reste, être tout près de cette montagne pour se rendre compte de sa hauteur. Tant qu’elle ne cache pas elle-même le Caucase, elle semble une taupinière.

Je descendis de voiture pour en aller examiner le sable : c’était du plus fin et du plus beau que l’on pût mettre dans un encrier, sur la table d’un chef de division.

Ce sable est mouvant ; après chaque tourmente, la montagne change de forme ; mais la tourmente, si forte qu’elle soit, n’éparpille pas ce sable dans la plaine, et le sommet de la montagne garde sa hauteur accoutumée.

Les Tatars, qui n’ont pu s’expliquer ce phénomène, et qui ignorent les théories volcaniques d’Élie de Beaumont, ont trouvé plus court d’inventer une légende que d’en rechercher la véritable cause ; chez eux, comme chez nous, le poëte est en avance sur le savant.

Voici ce qu’ils racontent :

Deux frères étaient amoureux de la même princesse ; elle avait son château bâti au milieu d’un lac ; seulement, comme il l’ennuyait de ne pouvoir sortir de chez elle qu’en bateau, et qu’elle aimait les courses à cheval et les chasses au faucon, elle annonça que celui des deux frères qui changerait le lac en terre ferme serait son époux.

Les deux frères eurent chacun une idée différente, mais tendant toutes deux au même but.

L’un s’en alla à Koubatchi commander un sabre d’une telle trempe qu’il pût fendre les rochers.

L’autre s’en alla vers la mer avec un sac d’une telle grandeur qu’il pût l’emplir de sable, et en versant ce sable dans le lac, combler le lac.

L’aîné eut le bonheur de trouver un sabre tout fait, et comme il y avait moins loin du château de la princesse à Koubatchi qu’il n’y avait du château de la princesse à la mer, il était revenu de Koubatchi que son frère cadet était seulement à moitié chemin de son retour de la mer Caspienne.

Tout à coup ce dernier, courbé sous son sac, haletant, en nage, mesurant de l’œil la hauteur de la montagne qu’il avait à franchir avant d’arriver au château, entend un grand bruit, comme eût été celui de cent mille chevaux se précipitant au galop vers la mer.

C’était son frère qui avait fendu le rocher ; c’était le bruit des flots du lac qui bondissaient de montagne en montagne.

La douleur du porteur de sable fut telle qu’il s’affaissa sous son sac. Dans sa chute le sac creva, le sable se répandit sur lui, et comme le Titan Encelade il demeura enseveli sous une montagne.

La définition d’un savant sera plus logique : vaudra-t-elle celle-ci ?

Elle vaudra mieux, diront les savants. Elle vaudra moins, diront les poëtes.

Derrière la montagne, et à mesure que nous la dépassions, se dressait et grandissait devant nous Unter-Kale, aoul tatar soumis aux Russes.

Pareil à Constantine, il est bâti au sommet d’un immense rocher coupé en falaise.

Un petit ruisseau presque tari, mais qui devient formidable à la fonte des neiges et qui doit être un affluent du Soulak, roulait au pied de ce gigantesque rempart une eau limpide et bruyante : c’était l’Osen.

Nous nous arrêtâmes sur une île de cailloux. Il était inutile de monter jusqu’à la poste par un chemin qui contourne l’aoul et qui a plus d’une verste de longueur ; les chevaux descendraient, viendraient nous trouver, et nous continuerions notre route pour aller coucher au village d’Helly, à Temir-Kan-Choura même si nous pouvions.

Les chevaux qui nous avaient amenés et qui devaient retourner à Kasafiourte sans escorte, — on se rappelle que nos Cosaques nous avaient quittés, — furent donc déliés par les hiemchicks, qui reçurent leur pourboire et partirent au grand galop.

Il était évident que cette expédition de Lesguiens dont ils avaient entendu parler leur trottait par la tête.

Nous restâmes donc dans le lit du ruisseau, Moynet, notre jeune officier, qui avait nom Victor Ivanowitch, le lieutenant Troïsky, ingénieur à Temir-Kan-Choura, avec lequel nous avions fait connaissance à Kasafiourte, Kalino et moi.

Il s’était amassé autour de nous un certain nombre de Tatars d’assez mauvaise mine, regardant nos bagages avec un œil de convoitise qui n’avait rien de rassurant.

Nous décidâmes que Kalino et l’ingénieur monteraient jusqu’à la poste et feraient descendre les chevaux ; Moynet, Victor Ivanowitch et moi garderions les bagages.

Nous nous amusâmes pendant quelque temps à regarder les femmes et les jeunes filles tatares descendant par un chemin escarpé pour venir puiser de l’eau au ruisseau, et remontant péniblement avec leurs grandes cruches sur le dos ou sur la tête.

Kalino ni Troïsky ne revenaient.

Je commençai, pour me distraire, par faire un dessin de la montagne de sable ; mais comme je ne me suis jamais abusé sur mon talent de paysagiste, je refermai mon album, je le confiai au coussin de la tarantasse et je m’acheminai vers l’aoul.

— Laissez donc votre fusil et votre poignard, me dit Moynet ; vous avez l’air de Marco Spada.

— Mon cher ami, lui répondis-je, je ne suis pas énormément flatté de ressembler au héros de mon confrère Scribe ; mais je me rappelle l’avis de madame Polnobokoff : « Ne sortez jamais sans vos armes ; si elles ne servent pas à vous défendre, elles serviront à vous faire respecter. » Je garde donc mon fusil et mon poignard.

— Et moi, reprit Moynet, je me contenterai de mon album et de mon crayon.

J’étais déjà en avant ; d’ailleurs, j’ai pour principe de laisser à chacun, non-seulement toute sa liberté de pensée, mais même d’action.

Moynet déposa son fusil, déboucla son poignard, tira son album de sa poitrine, son crayon de son album et me suivit.

Il me rejoignit aux premières maisons de l’aoul.

Nous nous engageâmes dans une espèce de défilé qui ressemblait à une rue, et nous débouchâmes dans une cour.

Je vis que je m’étais trompé et je revins sur mes pas.

Nous trouvâmes une autre apparence de chemin qui aboutit dans une seconde cour.

Les chiens de la première nous avaient suivis en grognant.

Les chiens tatars ont un prodigieux instinct pour éventer les chrétiens ; ceux de la seconde cour se joignirent à eux,