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le caucase

qu’elles fussent, et dans une température qui donnait des congestions cérébrales aux punaises.

Mais moi qui étais resté dans les régions tempérées, je n’avais pu fermer l’œil ; je sentais littéralement remuer le poil de ma pelisse sous l’invasion des insectes de toute espèce dont était peuplé notre domicile.

Je me jetai à bas de mon lit de camp ; je rallumai la bougie et je me mis à écrire d’une main, tandis que je me grattais de l’autre.

La nuit passa sans que je pusse savoir l’heure. Ma montre était arrêtée et le coq était mort ; mais si longue qu’elle soit et qu’elle paraisse, il faut toujours qu’une nuit finisse.

Le jour parut. J’appelai mes compagnons.

Le premier qui se réveilla se cogna la tête au plafond et servit de modérateur aux deux autres.

Tous trois se retournèrent, se laissèrent glisser adroitement sur le ventre et descendirent jusqu’à terre sans accident ; seulement, ils avaient l’air de trois pierrots revenant de la Courtille le matin du mercredi des cendres.

On se procura toutes les brosses que l’on put trouver dans les nécessaires ; chacun brossa son voisin, et la couleur primitive des vêtements reparut.

On réveilla les Cosaques, on réveilla le hiemchick, on attela et l’on partit sans que personne parut s’apercevoir que le coq avait fait une mauvaise rencontre, et que l’horloge n’avait pas sonné de la nuit.

Le temps était toujours brumeux. Il tombait une pluie fine qui menaçait de se convertir en neige. Je m’enveloppai la tête de mon bachelick en recommandant bien que l’on ne me réveillât qu’à la prochaine poste ou si nous étions attaqués par les Tchetchens.

Je dormais depuis deux heures à peu près, quand on me réveilla. Comme la tarantasse était arrêtée, je crus que nous étions arrivés à la station.

— Eh bien ! dis-je, il faut acheter un coq et quatre poules, et les donner à ces braves gens-là en échange du coq que nous leur avons mangé.

— Ah ! oui, dit Moynet, il s’agit bien de coq, il s’agit bien de poules.

— Ah ! ah ! fis-je, les Lesguiens ?

— Si ce n’était que cela.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Vous le voyez bien, ce qu’il y a : nous sommes embourbés.

En effet, notre tarantasse était entrée dans la glaise jusqu’au moyeu.

Il faisait, en outre, une pluie battante.

Moynet, qui n’avait pas peur des Tchetchens, avait une peur effroyable de la pluie. Il avait été, à la suite de refroidissement, pris deux fois de la fièvre : une fois à Pétersbourg et une fois à Moscou, et quoique nous emportassions toutes sortes de préservatifs ou plutôt de curatifs contre la fièvre, il avait toujours peur de se renfiévrer de nouveau.

Je jetai les yeux autour de moi : il me sembla que nous étions dans un paysage magnifique ; mais ce n’était pas l’heure de parler paysage à Moynet.

Nous formions le centre de huit ou dix caravanes embourbées comme nous.

Vingt-cinq voitures au moins, la plupart attelées de buffles, stationnaient dans une situation exactement identique à la nôtre.

Il fallait que je dormisse d’un terrible sommeil pour que je n’aie pas été réveillé par les cris féroces qui retentissaient autour de moi.

Ceux qui poussaient ces cris étaient des Tatars. Je regrettai de ne pas connaître la langue de Gengis-Kan. Il me semble que j’eusse enrichi le vocabulaire des jurons français d’un certain nombre de locutions remarquables par leur énergie.

Ce qu’il y avait de pis, c’est que nous étions au pied d’une montagne, que cette montagne paraissait détrempée de sa base au sommet, et qu’à pied, avec mes grandes bottes, j’avais toutes les peines du monde à me tirer d’affaire.

Kalino prenait la situation avec sa philosophie ordinaire. Il en avait vu bien d’autres, disait-il, dans les dégels de Moscou.

— Mais alors, disait Moynet, comment s’en tire-t-on dans les dégels de Moscou ?

— On ne s’en tire pas, répondait tranquillement Kalino.

Pendant ce temps, la pluie se convertissait tout doucement en neige.

La neige tomba bientôt à croire qu’il y en aurait six pieds le lendemain matin.

— Il n’y a qu’une chose à faire, dis-je à Kalino, c’est d’offrir un rouble ou deux à ces braves gens-là, s’ils veulent atteler quatre buffles à la tarantasse ; s’il n’y a pas assez de quatre buffles, on en mettra six ; s’il n’y en a pas assez de six, on en mettra huit.

La proposition fut faite et acceptée. On attela quatre buffles, six buffles, huit buffles, tout fut inutile : les malheureux animaux glissaient avec leurs pieds fourchus sur ce terrain, et en poussant des gémissements lamentables tombaient sur leurs genoux.

Au bout d’une demi-heure d’essais infructueux, il fallut y renoncer.

L’ouragan redoublait et devenait un véritable chasse-neige.

Malgré l’effroyable temps qu’il faisait, je ne pouvais détacher mes yeux d’un aoul qui s’élevait de l’autre côté de la vallée.

À travers le rideau de neige que j’avais devant les yeux, il me semblait entrevoir quelque chose d’admirable.

Je voulus faire partager mon admiration à Moynet, mais ce n’était pas le moment : il grelottait, le froid le prenait, disait-il, tout autrement que les froids ordinaires qui pénètrent de l’extérieur à l’intérieur.

Lui, le froid le prenait par la moelle même des os et semblait venir de l’intérieur à l’extérieur.

Que faire ! on avait dételé les buffles ; tous leurs efforts n’avaient pas fait avancer la tarantasse d’un pas.

Il me vint une idée.

— Kalino, demandez à combien nous sommes de Temir-Kan-Choura.

Ma question fut transmise au hiemchick.

— À deux verstes, répondit-il.

— Eh ! vite un Cosaque au galop à la poste de Tem-Kan-Choura, avec notre paderodgné, et qu’il ramène cinq chevaux.

L’idée était si simple que chacun s’étonna de ne pas y avoir pensé.