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le caucase

chose étrange, toujours le premier et le dernier au feu, il en revenait toujours sans blessure.

Enfin, en 1841, on fit une excursion chez les Abazertzki ; on marchait sur le village Adler ; au moment d’entrer dans une forêt on fut prévenu que cette forêt était occupée par un nombre de montagnards trois fois considérable comme celui des Russes.

Les montagnards avaient en outre l’avantage de la position, puisqu’ils étaient retranchés dans une forêt.

Le colonel ordonna de sonner la retraite.

La retraite fut sonnée.

Bestucheff commandait les tirailleurs avec un autre officier, le capitaine Albrand.

Au lieu d’obéir à la voix du clairon, tous deux s’enfoncèrent dans la forêt à la poursuite des montagnards.

Le capitaine Albrand revint, mais Bestucheff ne reparut pas.

Le prince Tarkanoff, de qui je tiens ces détails, renvoya le capitaine Albrand à la recherche de Bestucheff avec cinquante chasseurs de Mingrélie.

Pendant que le capitaine Albrand et ses cinquante chasseurs cherchaient Bestucheff, on apporta au général Espégo une montre.

Cette montre fut reconnue pour celle de l’illustre romancier.

Ce fut tout ce que l’on retrouva, tout ce que l’on sut jamais de lui.

Je laissai à Bagration quatre vers que je le priai de faire graver, comme souvenir de mon passage à Derbent, au pied de la tombe de la pauvre Oline Nesterzoff.

Les voici :

Elle atteignait vingt ans ; elle aimait, était belle ;
Un soir elle tomba, rose effeuillée aux vents.
Ô terre de la mort, ne pèse pas sur elle ;
Elle a si peu pesé sur celle des vivants.

CHAPITRE XIX.

La grande muraille du Caucase.

J’allais écrire notre course le long de ce problème de granit, lorsque je me souvins que le prince Tarkanoff, chez lequel nous avions logé à Nouka, m’avait donné une lettre autographe de Bestucheff contenant tous les détails de cette même course, faite par lui vingt ans avant moi.

Ce que j’ai raconté dans le chapitre précédent du poëte, romancier, conspirateur, exilé, a dû inspirer aux lecteurs une certaine curiosité pour lui. Je substituerai donc son récit au mien ; c’est celui d’un homme qui, au lieu de rester trois mois au Caucase, comme j’y suis resté, y a séjourné cinq ans.

Voici la lettre de l’aventureux officier :

« Daghestan.

 » Mon cher colonel,

» J’arrive à l’instant, et tout botté, tout éperonné, je vous écris.

» Je viens de voir les restes de cette grande muraille qui séparait l’ancien monde du monde encore invisible à cette époque, c’est-à-dire de l’Europe.

» Elle a été bâtie par les Perses ou par les Mèdes, pour les garantir des invasions des barbares.

» Les barbares, c’était nous, mon cher colonel.

» Pardon, je me trompe : vos aïeux, princes géorgiens, faisaient partie du monde civilisé.

» Quel changement d’idées ! quelle succession d’événements !

» Si vous aimez aspirer, toucher et cracher la poussière des vieux livres, ce dont toutefois vous me permettrez de douter, je vous conseille d’apprendre le tatar, — bon ! j’oublie que vous le parlez comme votre langue maternelle, — de lire Derbent namé, de vous rappeler votre plus vieux latin, — pas celui de Cicéron ; c’est inutile, d’ailleurs : c’est le latin qui vient après Cicéron qui est le vieux latin ; celui de l’accusateur de Verrès et du défenseur de Milon est toujours jeune et pur, — et vous étant rappelé votre vieux latin, de lire de Muro Caucasio, de Baer ; de feuilleter un peu Gmélius, pas Georges, — ne confondez point, — mais son neveu Samuel-Théophile, celui qui, après avoir été prisonnier du kan des Kirghis, est venu mourir au Caucase de la même maladie qu’un Prussien qui aurait mangé trop de raisin en Champagne. Je vous conseille toujours de regretter que Klaprott n’en ait rien écrit, et que le chevalier Gamba en ait écrit quelque chose comme une niaiserie, j’en ai grand’peur. Enfin, comparez encore les uns aux autres une douzaine d’auteurs dont j’ai oublié jusqu’aux noms, ou que je ne connais pas, mais qui, eux, connaissaient la muraille du Caucase et qui en parlaient ; puis alors, vous appuyant sur les preuves les plus authentiques, vous avouerez :

» 1o Que l’époque de la construction de cette muraille vous est parfaitement inconnue ;

» 2o Qu’elle est bâtie, ou par Isfendiar, ou Iskender, — les deux mots veulent dire Alexandre le Grand, — ou par Chosroès, ou par Nouchirvan.

» Et votre témoignage, ajouté à tous ceux que nous avons déjà, rendra la chose claire comme le soleil au moment extrême d’une éclipse.

» Mais ce qu’il y aura de prouvé, si cela toutefois ne reste pas douteux, c’est que cette muraille commençait à la Caspienne et finissait au Pont-Euxin.

» L’affaire en est là, mon cher colonel, et, j’en ai bien peur, en restera là, malgré vous, malgré moi et malgré tous les archéologues, tous les savants, et même tous les ignorants à venir.

» La vérité pure, la vérité vraie, la vérité incontestable, c’est qu’elle existe ; mais que ses fondateurs, ses constructeurs, ses défenseurs, autrefois célèbres, sont aujourd’hui couchés sans nom dans des tombeaux sans épitaphe, ne s’inquiétant guère de ce que l’on dit et même de ce que l’on rêve d’eux. Je ne troublerai donc ni leurs cendres, ni votre repos, en vous conduisant à travers l’aride antiquité à la recherche d’une bouteille vide. Non ; je vous invite seulement à vous promener avec moi un beau matin du mois de juin, afin de voir avec moi les vénérables restes de cette muraille du Caucase.

 » Ceignez votre sabre, jetez votre grand fusil tatar sur votre dos, poussez un hum ! qui rivalise avec ceux de Joseph en