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le caucase

Mais, au gré de la Demoiselle, la tour n’était jamais assez haute.

— Encore un étage, disait-elle chaque fois que son père croyait la besogne terminée.

Et les assises s’élevaient les unes sur les autres, et la tour, quoiqu’au bord de la mer, c’est-à-dire dans la partie basse de la ville, s’élevait à la hauteur du minaret qui était dans la partie haute.

Et arriva un moment où il fallut bien avouer que la tour était finie.

Alors il fallut la meubler.

On la meubla des plus riches étoffes de Perse.

Le dernier tapis posé, la fille du khan, suivie de ses dames d’honneur, monta au sommet de la tour, où elle n’était jamais montée, sous prétexte d’y jouir de la vue.

Arrivée sur la plate-forme, elle fit sa prière, recommanda son âme à Allah, et, par-dessus les créneaux, s’élança dans la mer.

Avant d’arriver à ce monument de la pudeur virginale, on en rencontre un autre qui rappelle une trahison.

C’est le monument funéraire du général russe Titianoff.

Le général Titianoff, gouverneur de la Géorgie, assiégeait Bakou.

Le khan, sous prétexte de présenter des conditions pour la remise de la ville aux Russes, demanda une entrevue au général Titianoff.

Des Arméniens, amis des Russes, prévinrent le général que le khan devait le faire assassiner pendant l’entrevue.

Il répondit, comme César : Ils n’oseraient, vint à l’entrevue, et fut assassiné.

Les habitants de Bakou, effrayés des représailles qui allaient désoler leur ville à la suite d’une pareille trahison, se révoltèrent et voulurent livrer l’assassin à la Russie.

Mais celui-ci leur échappa et se sauva en Perse. La ville seule fut livrée aux Russes.

Bakou, dont les principaux monuments ont été bâtis par Abbas II, fut, de tout temps, un lieu saint pour les Guèbres, Khanat indépendant d’abord, il devint vassal de la Perse, qui le céda en 1723 à la Russie, se le fit rendre en 1735, et le perdit définitivement à la trahison de son dernier khan.

Le sarcophage du général Titianoff s’élève sur la pente d’une colline, au milieu de l’espace vide qui s’étend entre la ville et le faubourg. Il a été bâti à la place même où le général a été assassiné.

Le corps est à Tiflis.

L’entrée de Bakou est celle des citadelles les plus fortes du Moyen âge. On ne traverse trois enceintes de murailles successives que par des portes tellement étroites que l’on est obligé de dételer les chevaux de droite et de gauche des troïckas, et de les atteler en arbalète pour faire passer les voitures. La porte du nord franchie, on se trouve sur une place où l’architecture des maisons accuse à l’instant même la présence des Européens.

L’église chrétienne s’élève à droite de la place.

Nous nous fîmes conduire chez le commandant du district, M. Pigoulewsky, qui accourut nous recevoir à sa porte et nous inviter pour le jour même à un second dîner.

Il ne pouvait nous faire assister au premier, qui s’accomplissait au moment même où nous arrivions, parce qu’il avait à sa table deux princesses tatares, la mère et la fille, qui, selon la coutume religieuse et sociale des femmes mahométanes, ne pouvaient lever leurs voiles devant des étrangers.

Lui-même, M. Pigoulewsky, n’était point admis au repas qu’il donnait, et auquel assistaient seulement sa femme et sa fille. Il se réserverait pour nous.

On nous donna un essaoul, qui prit la tête de colonne, marcha devant notre tarantasse et nous conduisit au logement qui nous était préparé.

Ce logement, situé près de l’église catholique, se composait tout simplement des salons du club, c’est-à-dire formait le plus bel appartement de la ville, dont les membres du club se privaient pour le mettre à ma disposition.

Je ne remercie plus ; je constate seulement : pendant toute la route, l’hospitalité eut cette magnificence à notre égard.

Nous étions enchantés du répit qui nous était donné par M. Pigoulewski pour nous passer à l’eau ; mais à peine barbotions-nous dans nos cuvettes que M. Pigoulewsky arriva.

Les deux princesses tatares dérogeaient pour moi aux coutumes nationales et religieuses. Elles voulaient absolument me voir. Le cuisinier s’était immédiatement remis à la besogne ; le second dîner se confectionnait et allait être prêt dans un quart d’heure.

Les deux voitures de M. Pigoulewsky nous attendaient à la porte, et lui-même attendait que nous fussions prêts pour nous emmener.

Une mention toute particulière pour M. Pigoulewsky : il la mérite bien.

M. Pigoulewsky, gouverneur du district, chef de police, bailli probablement, est un homme de quarante ans, de cinq pieds huit pouces, taillé en largeur à la mesure de sa hauteur, vêtu de l’uniforme russe et coiffé du papack tatar.

Il est impossible de voir, à travers les poils frisés du bonnet tatar, briller des yeux plus spirituels, plus intelligents et meilleurs.

Le reste de la figure, joues rebondies, dents blanches, lèvres sensuelles, va admirablement avec les yeux.

M. Pigoulewsky ne disait pas un mot de français ; mais il dit chaque mot russe avec une telle expression de franchise, avec une telle accentuation de voix, que l’on entend tout ce qu’il veut dire. Il a trouvé, par sa joyeuse et franche physionomie, les premiers éléments de l’alphabet de la langue universelle que nos savants cherchent depuis la destruction de Babel.

Nous montâmes en voiture et nous retournâmes chez lui.

Je n’eus qu’à entrer pour comprendre les causes de l’expression de bonheur répandue sur son heureuse physionomie : une fille de seize ans, une mère de trente-deux ou de trente-quatre au plus qui semble la sœur de sa fille, toutes deux belles à ravir, deux ou trois autres enfants à peine montés sur les degrés ascendants de la vie, telle était la famille qui venait au-devant de nous et nous tendait les deux mains.

Les deux princesses tatares et le mari de la plus jeune des deux princesses complétaient le cercle où nous étions admis avec cordialité, et je dirai presque, à la façon dont nous y fûmes reçus, attendus avec impatience.

Les deux princesses tatares étaient, l’une la femme, l’autre la fille de Makthikouli-Khan, dernier khan de Karabach. La