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LE CAUCASE

Zoroastre une véritable armée de brahmes, quatre-vingt mille, assure-t-on.

Zoroastre les confondit, et à la vue de leur confusion tout le Sind adopta sa doctrine.

Zoroastre mourut sur le mont Adordji, si toutefois il mourut, dans un âge très-avancé et laissant vingt et un livres de doctrine, appelés les Nosks, des débris desquels on fit le Zend-Avesta, c’est-à-dire la parole vivante.

Le culte du feu régna en Perse jusqu’à la conquête d’Alexandre. Mais sous les règnes de ses successeurs, les Séleucides et les Parthes Arsacides, il fut proscrit. Deux cent vingt-cinq ans après Jésus-Christ il y fut rétabli par Ardochyr-Babukkan, fondateur de la dynastie des Sassanides en Perse. Mais en 635, lors de l’invasion arabe et de la substitution de l’islamisme au magisme, le culte du feu fut proscrit et ses sectateurs dispersés ; proscrits, persécutés, les uns passèrent alors dans le Gudzarat et sur les bords du Sind, les autres s’établirent sur les bords de la mer Caspienne.

Aujourd’hui les deux principales patries des malheureux Parsis sont Bombay, où ils vivent sous la protection anglaise, et Bakou, où ils vivent sous la protection russe.

Ils prétendent avoir conservé la vraie tradition du culte de Mithra, sanctionné et perfectionné par Zoroastre, posséder le véritable Zend-Avesta, écrit de la main de leur fondateur, et se chauffer au même feu que celui auquel se chauffait Zoroastre.

Vous voyez qu’il y a peu de religion aussi innocente que celle-là.

Aussi y a-t-il peu d’hommes plus doux et plus humbles que les Parsis.

C’était à ces pauvres gens que nous allions faire visite dans leur lieu sacré, dans leur sanctuaire du feu à Artech-Gah.

Après deux heures de marche à peu près, la première heure écoulée en longeant la mer Caspienne, nous arrivâmes au sommet d’un petit monticule d’où nous embrassâmes tout l’ensemble des feux.

Figurez-vous une plaine d’une lieue carrée à peu près, d’où, par cent ouvertures irrégulières, s’échappent des gerbes de flamme que le vent déploie, fait flotter, courbe, redresse, couche jusqu’à terre, élève jusqu’au ciel sans jamais les éteindre.

Puis, au milieu de tous ces foyers, éclairé par eux, paraissant mobile comme la lumière qu’il reflète sur ses murailles, un grand bâtiment carré d’un blanc de chaux, entouré de créneaux, dont chacun brûle comme un énorme bec de gaz, et derrière lesquels s’élève une coupole aux quatre coins de laquelle brûle une flamme ardente, mais moins haute que celles qui s’élèvent de la porte principale tournée vers l’orient.

Comme nous venions de l’occident, nous dûmes faire le tour du monastère, dont la seule entrée donne sur l’orient.

Le spectacle était splendide et inaccoutumé ; les jours de fête seulement l’illumination générale du monastère a lieu. M. Pigoulewsky avait annoncé notre arrivée, et c’était jour de fête, ou plutôt nuit de fête pour les pauvres gens qui, persécutés depuis deux mille ans, s’empressent d’obéir aux autorités près desquelles ils trouvent un appui.

Hélas ! ceux qui voudront voir après moi les Guèbres, les Parsis et les Madjous doivent se presser ; le monastère n’est plus habité que par trois sectateurs du feu, un vieillard et deux hommes de trente à trente-cinq ans.

Et encore, un des deux derniers venait-il d’arriver de l’Inde depuis cinq ou six mois seulement. Avant cette adjonction d’un troisième adorateur du soleil, ils étaient réduits à deux.

Nous descendîmes à la porte tout empanachée de flamme et nous pénétrâmes dans l’intérieur. L’intérieur se compose d’une vaste cour carrée, au milieu de laquelle s’élève un autel surmonté d’une coupole.

Au centre de l’autel brûle le feu éternel. Aux quatre coins de la coupole, comme quatre gigantesques trépieds, flambent quatre foyers alimentés par la flamme souterraine.

On monte à l’autel par cinq ou six marches. Une vingtaine de cellules sont adossées au mur extérieur, mais s’ouvrent intérieurement. Elles sont destinées aux disciples de Zoroastre.

Dans une de ces cellules était une niche creusée dans la muraille avec un rebord, sur lequel étaient posées deux petites idoles indiennes.

Un des Parsis revêtit son costume de prêtre ; l’autre, qui était tout nu, passa une espèce de chemise ; une messe hindoue commença.

Cette messe consistait en une modulation d’une douceur infinie, en un chant qui n’occupait pas plus de quatre ou cinq notes de la gamme chromatique, à peu près du sol au mi, et dans lequel le nom de Brahma revenait de minute en minute.

De temps en temps, l’officiant se prosternait la face contre terre, et pendant ce temps, le desservant frappait l’une contre l’autre deux cymbales qui rendaient un son aigu et vibrant.

La messe terminée, l’officiant nous donna à chacun un petit morceau de sucre candi, en échange duquel nous lui donnâmes chacun un rouble.

Après la messe dite, nous allâmes visiter les puits extérieurs. Le plus profond a une soixantaine de pieds ; on y puisait autrefois de l’eau. Cette eau était saumâtre, il est vrai : un jour elle disparut. On y jeta une étoupe allumée, pour essayer de voir ce que l’eau était devenue ; le puits s’enflamma aussitôt et ne s’éteignit jamais depuis.

Seul, il serait dangereux de trop s’incliner sur ce puits pour regarder au fond ; la vapeur pourrait faire perdre la tête, la tête perdue, les pieds pourraient perdre la terre, et l’on irait promptement porter du combustible au feu central.

Aussi ce puits est-il entouré d’un parapet.

Les autres puits sont à fleur de terre. À leur orifice, on pose des grilles, et sur les grilles des pierres qui sont réduites en plâtre en moins de douze heures.

Pendant que nous regardions s’opérer cette transformation, l’officier qui commande le village de Surakani, situé à une verste du monastère, vint nous inviter à prendre le thé chez lui.

Nous acceptâmes, et le suivîmes.

Le thé n’était qu’un prétexte. Il nous donna dans une chambre charmante, toute préparée pour nous servir de chambre à coucher, un excellent souper tatar, composé d’un pilaw, d’un schislick, de poires, de raisins et de melon d’eau.