Page:Dumas - Les Quarante-Cinq, 1888, tome 1.djvu/225

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— Comment ! vous soupirez en disant cela !

— Ah ! c’est bien fatigant, allez.

— Sans doute, mais c’est honorable, mais c’est beau.

— Superbe ! seulement je n’ai plus de silence aux offices… et avant-hier j’ai été obligé de supprimer un plat au souper.

— Supprimer un plat… et pourquoi donc ?

— Parce que plusieurs de mes meilleurs soldats, je dois l’avouer, ont eu l’audace de trouver insuffisant le plat de raisiné de Bourgogne qu’on donne en troisième le vendredi.

— Voyez-vous cela ! insuffisant !… et quelle raison donnaient-ils de cette insuffisance ?

— Ils prétendaient qu’ils avaient encore faim, et réclamaient quelque chair maigre, comme sarcelle, homard ou poisson de haut goût. Comprenez-vous ces dévorants ?

— Dame ! s’ils font des exercices, ce n’est point étonnant qu’ils aient faim, ces moines.

— Où serait donc le mérite ? dit frère Modeste ; bien manger et bien travailler, c’est ce que peut faire tout le monde. Que diable ! il faut savoir offrir ses privations au Seigneur, continua le digne abbé en empilant un quartier de jambon et de bœuf sur une bouchée déjà respectable de galantine dont frère Eusèbe n’avait point parlé, le mets étant trop simple, non pour être servi, mais pour figurer sur la carte.

— Buvez, Modeste, buvez, dit Chicot ; vous allez vous étrangler, mon cher ami ; vous devenez cramoisi.

— C’est d’indignation, répliqua le prieur en vidant son verre qui contenait une demi-pinte.

Chicot le laissa faire, puis lorsque Gorenflot eut reposé son verre, sur la table :

— Voyons, dit Chicot, achevons votre histoire, elle m’intéresse vivement, parole d’honneur ! Vous leur avez donc retiré un plat parce qu’ils trouvaient qu’ils n’avaient pas assez à manger ?