Page:Dumas - Les Quarante-Cinq, 1888, tome 1.djvu/71

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curcir, et que ce n’était plus une créature vivante, mais une ombre échappée à ces tombeaux, qui, parmi les hautes herbes glissait silencieusement devant moi.

Elle sortit de l’enclos ; je la suivis.

De temps en temps l’homme se retournait et pouvait me voir, car je ne me cachais pas, tout étourdi que je fusse : que veux-tu ? j’avais encore les anciennes habitudes vulgaires dans l’esprit, l’ancien levain grossier dans le cœur.

— Que veux-tu dire, Henri ? demanda Anne ; je ne comprends pas.

Le jeune homme sourit.

— Je veux dire, mon frère, reprit-il, que ma jeunesse a été bruyante, que j’ai cru aimer souvent, et que toutes les femmes, pour moi, jusqu’à ce moment, ont été des femmes à qui je pouvais offrir mon amour.

— Oh ! oh ! qu’est donc celle-là ? fit Joyeuse en essayant de reprendre sa gaieté quelque peu altérée, malgré lui, par la confidence de son frère. Prends garde, Henri, tu divagues, ce n’est donc pas une femme de chair et d’os, celle-là ?

— Mon frère, dit le jeune homme en enfermant la main de Joyeuse dans une fiévreuse étreinte, mon frère, dit-il si bas que son souffle arrivait à peine à l’oreille de son aîné, aussi vrai que Dieu m’entend, je ne sais pas si c’est une créature de ce monde.

— Par le pape ! dit-il, tu me ferais peur, si un Joyeuse pouvait jamais avoir peur.

Puis essayant de reprendre sa gaieté :

— Mais enfin, dit-il, toujours est-il qu’elle marche, qu’elle pleure et qu’elle donne très-bien des baisers ; toi-même me l’as dit, et c’est, ce me semble, d’un assez bon augure cela, cher ami. Mais ce n’est pas tout : voyons, après, après ?

— Après, il y a peu de chose. Je la suivis donc, elle n’essaya point de se dérober à moi, de changer de chemin, de faire fausse route ; elle ne semblait même point songer à cela.