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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

avaient abandonné en apercevant le général. Les Autrichiens ont l’habitude, comme on sait, quand ils se sauvent, d’abandonner ou de jeter leurs armes. Le général trouva donc dans cette redoute improvisée une cinquantaine de fusils tout chargés ; dans la circonstance où se trouvait le général, cela valait mieux qu’un trésor, si riche qu’il fût. Il s’abrita derrière un sapin, et, à lui tout seul, commença la fusillade.

» D’abord, il choisit de préférence ceux qui dévalisaient son cheval : bon tireur comme il était, pas un coup n’était perdu ; les hommes s’entassaient les uns sur les autres ; tout ce qui s’aventurait sur ces poutrelles étroites tombait mort.

» La cavalerie du général entendit cette fusillade, et, comme on ne savait pas ce qu’il était devenu, on pensa que tout ce bruit qui se faisait à un quart de lieue de là était encore un tapage de sa façon. Lambert prit une cinquantaine de cavaliers avec vingt-cinq fantassins en croupe, accourut et trouva le général tenant ferme dans son escarpe.

» En un instant, le pont fut emporté ; les Autrichiens et les Tyroliens furent poursuivis jusqu’au village, et une centaine d’entre eux faits prisonniers.

» Lambert m’a assuré qu’il avait vu plus de vingt-cinq Autrichiens tués, tant autour du cheval qu’ils avaient dépouillé que dans l’intervalle du pont au petit retranchement, que pas un seul, au reste, n’avait eu le temps d’atteindre.

» Le général revint à Brixen sur un cheval autrichien que Lambert lui ramena. Il rentra dans ma chambre, où je gardais le lit, et je le vis si pâle et si faible, que je m’écriai :

» — Oh ! mon Dieu, général, êtes-vous blessé ?

» — Non, me dit-il ; mais j’en ai tant tué, tant tué !

» Et il s’évanouit.

» J’appelai. On accourut ; le général n’avait pas même eu le temps de gagner un fauteuil, et était tombé presque sans connaissance sur le carreau.

» Cet accident n’avait rien de dangereux, produit qu’il était seulement par l’extrême fatigue ; en effet, le sabre du général sortait de plus de quatre pouces du fourreau, tant il était ébréché et forcé.