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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

l’armée entière, pendant une marche de dix-sept jours, n’a pas eu de pain. Le soldat se nourrissait de citrouilles et de quelques légumes qu’il trouvait dans le pays. Telle a été la nourriture de tous, depuis celle du général jusqu’à celle du dernier soldat. Souvent même le général a jeûné pendant dix-huit, vingt et vingt-quatre heures, parce que le soldat, arrivant le premier dans les villages, livrait tout au pillage, et que souvent il fallait se contenter de son rebut ou de ce que son intempérance abandonnait.

» Il est inutile de vous parler de notre boisson ; nous vivons tous ici sous la loi de Mahomet : elle défend le vin ; mais, par contre, elle fournit abondamment l’eau du Nil.

» Faut-il vous parler du pays situé sur les deux rives du Nil ? Pour vous en donner une idée juste et précise, il faut entrer dans la marche topographique de ce fleuve.

» Deux lieues au-dessous du Caire, il se divise en deux branches : l’une descend à Rosette, l’autre à Damiette. L’entre-deux de ces eaux est le Delta, pays extraordinairement fertile qu’arrose le Nil. Aux extrémités des deux branches, du côté des terres, est une lisière de pays cultivé qui n’a qu’une lieue de large, tantôt plus, tantôt moins ; passez au delà, vous entrez dans les déserts, les uns aboutissant à la Libye, les autres aux plaines qui vont à la mer Rouge. De Rosette au Caire, le pays est très-habité : on y cultive beaucoup de riz, des lentilles, du blé de Turquie. Les villages sont les uns sur les autres ; leur construction est exécrable : ce n’est autre chose que de la boue travaillée avec les pieds, et entassée, avec des trous pratiqués dessus. Pour vous en donner une plus juste idée, rappelez-vous les tas de neige que font les enfants chez nous : les fours qu’ils construisent ressemblent parfaitement aux palais des Égyptiens. Les cultivateurs, appelés communément fellahs, sont extrêmement laborieux : ils vivent de très-peu de chose et dans une malpropreté qui fait horreur. J’en ai vu qui buvaient le surplus de l’eau que mes chameaux et mes chevaux laissaient dans l’abreuvoir.

« Voilà cette Égypte si renommée par les historiens et les voyageurs !