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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Comme on le voit, l’opinion sur l’expédition était unanime : chacun souffrait, chacun se plaignait, chacun demandait la France.

Le souvenir de ces plaintes, la mémoire de ces rébellions prêtes à éclater, poursuivaient Bonaparte à Sainte-Hélène.

« Un jour, raconte-t-il, gagné par l’humeur, je me précipitai dans un groupe de généraux mécontents, et, m’adressant à l’un d’eux de la plus haute stature :

» — Vous avez tenu des propos séditieux, lui dis-je avec véhémence. Prenez garde que je ne remplisse mon devoir. Vos cinq pieds six pouces ne vous empêcheraient pas d’être fusillé dans deux heures. »

Ce général de haute stature, auquel il s’adressait, c’était mon père.

Seulement, Bonaparte n’était souvent pas plus exact dans ses récits que dans ses bulletins.

Nous allons raconter à notre tour comment la chose se passa.

Après la bataille des Pyramides, à laquelle mon père, toujours son fusil de chasse à la main, prit part en simple soldat faute de cavalerie, il alla voir Bonaparte à Gizeh. Il s’était aperçu que, depuis la réunion de Damanhour, le général en chef le boudait, et il voulait avoir une explication. L’explication ne fut pas difficile à obtenir. En le voyant, Bonaparte fronça le sourcil, et, enfonçant son chapeau sur sa tête :

— Ah ! c’est vous ? dit-il. Tant mieux ! Passons dans ce cabinet.

Et, en disant ces mots, il ouvrit une porte.

Mon père passa le premier ; Bonaparte le suivit, et derrière lui ferma la porte au verrou.

— Général, dit-il alors, vous vous conduisez mal avec moi : vous cherchez à démoraliser l’armée ; je sais tout ce qui s’est passé à Damanhour.

Alors mon père fit un pas en avant, et, posant sa main sur le bras que Bonaparte appuyait sur la garde de son sabre :

— Avant de vous répondre, général, lui dit-il, je vous demanderai dans quelle intention vous avez fermé cette porte,