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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Il parvint à se trouver ainsi à la tête d’une soixantaine d’hommes.

On sait l’admiration qu’avait inspirée aux Arabes la beauté herculéenne de mon père. Monté sur un grand cheval de dragon qu’il maniait en cavalier consommé, offrant sa tête, sa poitrine et ses bras nus à tous les coups, s’élançant au milieu des groupes les plus acharnés, avec cette insouciance de la mort qu’il avait toujours eue, mais que redoublait en cette circonstance l’espèce de spleen dont il était atteint, il apparut aux Arabes comme l’ange exterminateur à la flamboyante épée. En un instant, les abords de la Trésorerie furent balayés, les Turcs et les Arabes sabrés, Estève délivré.

Pauvre Estève, je me le rappelle encore, m’embrassant tout enfant, en me disant :

— Rappelle-toi bien ceci, c’est que, sans ton père, la tête qui t’embrasse pourrirait aujourd’hui dans les fossés du Caire.

La journée se passa en luttes continuelles et acharnées. Les membres de l’institut d’Égypte, qui habitaient la maison de Kassim-Bey, dans un quartier assez éloigné, s’étaient retranchés, et faisaient le coup de fusil comme de simples mortels. Ils se battirent toute la journée, et ce ne fut que vers le soir que mon père parvint jusqu’à eux, avec ses braves dragons, et les délivra.

Vers la même heure, on apprit qu’un convoi de malades appartenant à la division Regnier, et venant de Belbeys, avait été égorgé.

Bonaparte était-il à Roudah, comme le disent toutes les relations officielles ? ou était-il à son quartier général, comme l’affirme Bourrienne ? Se présenta-t-il inutilement à la porte du vieux Caire, à la porte de l’institut, et ne put-il rentrer, vers six heures du soir, que par la porte de Boulak ? ou se trouva-t-il cerné dans son hôtel sans moyens d’action ? C’est ce qui est resté dans l’obscurité. Mais, ce qu’il y a de clair, de patent, de positif, c’est qu’on ne le vit nulle part dans cette première journée, et, j’en appelle au souvenir des