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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

à cette époque, et qui, par conséquent, en a aujourd’hui quatre-vingt-deux ou quatre-vingt-trois, et je lui rappelai tous les détails de cette soirée du mois d’août 1805, et, parmi tous ces détails, un qui lui était personnel : c’est que Virginie était grosse à pleine ceinture.

La pauvre Saint-Aubin n’en pouvait revenir.

C’est qu’aussi cette soirée m’avait produit une vive impression : les changements à vue, qui amenaient devant la maison de madame Latour des orangers chargés de fruits d’or, cette mer furieuse, cette foudre qui allait frapper et anéantir le Saint-Géran, sont encore aujourd’hui parfaitement présents à mon souvenir.


XIX


Brune et Murat. — Retour à Villers-Cotterets. — L’hôtel de l’Épée. — La princesse Pauline. — La chasse. — La permission du grand veneur. — Mon père s’alite pour ne plus se relever. — Délire. — La canne à pomme d’or. — L’agonie.

Le lendemain, Murat et Brune déjeunaient à la maison.

On déjeuna dans une chambre au premier ; de la fenêtre de cette chambre, on voyait Montmartre, et je me rappelle que je suivais des yeux un immense cerf-volant nageant gracieusement dans l’air au-dessus des moulins à vent, lorsque mon père m’appela, me mit le sabre de Brune entre les jambes et le chapeau de Murat sur la tête, et, me faisant faire en galopant le tour de la table :

— Mon enfant, me dit-il, n’oublie pas plus aujourd’hui que tu as fait le tour de cette table, le sabre de Brune entre les jambes et le chapeau de Murat sur la tête, que tu n’oublieras que tu as embrassé hier madame de Montesson, veuve du duc d’Orléans, petit-fils du régent.

Vous le voyez, mon père, je n’ai perdu aucun des souvenirs que vous m’aviez dit de garder. C’est que, depuis que j’ai l’âge de raison, votre souvenir vit en moi comme une lampe sainte, et continue d’éclairer toutes les choses et tous les hommes