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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

appréciaient ma science et y applaudissaient. Il n’était sorte d’histoires sacrées et profanes qu’elles ne me fissent raconter, et mademoiselle Pivert surtout, qui ne se contentait pas de mes récits, avait recours à ma bibliothèque, afin de remonter aux sources.

Alors je lui donnais un volume dépareillé des Mille et une Nuits, que je possédais, et qui contenait la Lampe merveilleuse, et rien autre chose. Elle s’absorbait huit jours dans cette lecture, me rendait le volume et me demandait le suivant, que je lui promettais pour le lendemain ; je lui prêtais le même, qu’elle lisait toujours avec une nouvelle conscience, et, je dois le dire, avec un nouveau plaisir.

Cela dura un an à peu près, pendant lequel elle relut le même volume cinquante-deux fois.

— Eh bien, mademoiselle Pivert, lui demandai-je au bout de l’année, cela vous amuse-t-il toujours, les Mille et une Nuits ?

— Prodigieusement, mon petit ami, me répondit-elle ; mais, toi qui es si savant, tu pourras peut-être me dire une chose ?

— Laquelle, mademoiselle Pivert ?

— Pourquoi s’appellent-ils tous Aladin ?

Comme, tout savant que j’étais, je n’eusse pu répondre à mademoiselle Pivert qu’en lui avouant la vérité, je confessai mon ignorance, et, pour elle, le poétique auteur inconnu des Mille et une Nuits eut cet impardonnable défaut d’avoir appelé tous ses personnages Aladin.

Cependant, cette somme énorme d’instruction, qui faisait à la fois mon orgueil et l’admiration de mademoiselle Pivert, paraissait encore insuffisante à ma pauvre mère.

Ma sœur était assez bonne musicienne et chantait agréablement. Ma mère, malgré notre état de gêne, se fût reproché de faire pour un de ses enfants ce qu’elle ne faisait pas pour l’autre ; elle décida donc que, moi aussi, je deviendrais musicien ; mais, comme il avait été déjà reconnu que, dans sa prodigalité envers moi, cette bonne mère qu’on appelle la nature m’avait doué de la voix la plus fausse qu’il y eût au monde ; comme, au contraire, on avait remarqué que j’avais