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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

plus fort que moi : il me repoussa violemment, et je m’en allai tomber, à reculons, le derrière dans un tonneau de miel.

Je prévis à l’instant même l’événement et ses conséquences ; je jetai un cri, l’épicier se retourna, et lui aussi vit ce qui arrivait.

Ce qui arrivait, c’est, comme je l’ai dit, que je m’en allai tomber le derrière dans le miel.

Je me relevai comme si un ressort m’eût remis sur mes jambes, et cela, malgré la résistance qu’opposait à ce mouvement la substance à laquelle j’adhérais.

Puis, incontinent, je me mis à fuir.

La rapidité que je déployai dans cette prudente résolution venait de ce que j’avais vu l’épicier s’élancer d’un mouvement presque simultané, son couteau à la main.

Je dirigeai naturellement ma course du côté de la maison. Mais la maison, située au milieu de la rue de Lormet, était assez loin de la place sur laquelle l’événement était arrivé. Je courais bien ; seulement, l’épicier avait des jambes doubles des miennes ; j’étais poussé par la terreur, mais lui était mû par la cupidité. Je me retournais tout en courant, et je voyais le terrible industriel, l’œil ardent, les lèvres entr’ouvertes, le sourcil froncé et le couteau à la main, gagnant à chaque pas sur moi. Enfin, en nage, haletant, sans voix, près d’expirer, je me laissai aller sur le pavé, à dix pas de la porte, convaincu que c’en était fait de moi, et que Lebègue s’était mis à ma poursuite dans l’intention bien positive de m’égorger.

Il n’en était rien. Après une lutte dans laquelle j’épuisai le reste de mes forces, il me coucha le ventre sur son genou, gratta le fond de ma culotte avec sa spatule, me remit sur mes jambes, et s’en retourna parfaitement satisfait d’être rentré dans sa marchandise.

Malgré cette longanimité, je fus plus d’un an à prendre l’autre côté de la rue quand je passais devant le magasin d’épiceries de maître Lebègue.