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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

À midi, je sortis absolument seul du collège.

Oh ! quelles réflexions profondes je fis en revenant à la maison ! comme je compris qu’il eût bien mieux valu rire de la plaisanterie, si peu risible qu’elle fûut, que d’en pleurer, ainsi que je l’avais fait ! comme je mis Heraclite à mille piques au-dessus de Democrite !

Ma tristesse frappa profondément ma mère, qui m’interrogea fort sur les causes de cette mélancolie. Mais je n’avais été que trop bavard déjà, et je gardai un profond silence.

À une heure, je revins au collège. Chacun avait reçu son dîner de la maison paternelle ; la plupart de ces dîners, il faut le dire à la louange des parents, se composaient d’un simple morceau de pain sec.

Les plaintes et les gémissements avaient cessé ; mais les menaces avaient grossi, le nuage était sombre et plein d’éclairs. Je ne pouvais pas lever le nez du papier sur lequel je déclinais rosa, la rose, que je ne visse un poing qui n’avait rien de commun avec la déclinaison que j’exécutais.

Je compris qu’en sortant, j’allais être pulvérisé.

Ce n’étaient pas les grands qui me menaçaient le plus : ceux-là comprenaient leur force, et sentaient qu’ils ne pouvaient se venger d’un enfant ; mais c’étaient ceux qui étaient de mon âge ou à peu près.

Il y avait surtout un nommé Bligny, le fils d’un marchand de drap demeurant sur la place de la Fontaine, qui était si enragé contre moi, qu’il parut décidé d’un commun accord qu’on remettrait à Bligny la vengeance générale.

Bligny avait deux ans de plus que moi, de sorte que j’étais habitué à regarder Bligny comme un grand, quoique, en réalité, je fusse aussi grand que lui.

Un duel avec lui ne me laissait donc pas sans inquiétude.

Cependant, j’avais tant de fois entendu raconter les trois duels qu’avait eus mon père en entrant au régiment, à propos du roi et de la reine, que je comprenais qu’il n’y avait pas moyen d’éviter celui-là.

La préoccupation me fit faire une dizaine de fautes dans les