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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

On appelait cette bonne et belle personne Éléonore Picot, et plus souvent encore Picote.

Maintenant, comment me trouvais-je dans la cour de la ferme de Noue, lorsque j’entendis pour la première fois le canon ? C’est l’explication dont m’a éloigné tout ce que je viens de raconter, et à laquelle je reviens.

Depuis la bataille de Leipzig, cette idée s’était présentée à tous les esprits, que ce que l’on n’avait vu ni en 1792 ni en 1793, c’est-à-dire l’invasion de la France, on allait le voir.

Ceux qui n’ont pas vécu à cette époque ne peuvent se figurer à quel degré d’exécration était monté, dans le cœur des mères, le nom de Napoléon.

C’est qu’en 1813 et 1814, l’ancien enthousiasme était éteint ; ce n’était pas à la France, cette mère commune ; ce n’était pas à la liberté, cette déesse de tous, que les mères faisaient le sacrifice de leurs enfants : c’était à l’ambition, à l’égoïsme, à l’orgueil d’un homme.

Grâce aux levées successives qui s’étaient faites de 1811 à 1814, grâce au million d’hommes éparpillés dans les vallées et sur les montagnes de l’Espagne, dans les neiges et dans les rivières de la Russie, dans les boues de la Saxe, dans les sables Re la Pologne, la génération des hommes de vingt à vingt-deux ans avait disparu.

Les plus riches avaient acheté inutilement un, deux, trois remplaçants, qu’ils avaient payés jusqu’à dix mille, douze mille, quinze mille francs. Napoléon avait inventé la garde d’honneur, racoleur fatal et inflexible, qui n’admettait pas le remplacement, et ainsi les plus riches, et par conséquent les plus privilégiés, étaient partis comme les autres.

On était conscrit à seize, ans, et l’on demeurait en disponibilité jusqu’à quarante.

Les mères comptaient avec effroi les années de leurs enfants, et elles eussent voulu disputer au temps les jours qui s’écoulaient pour elles avec une effroyable vitesse.

Plus d’une fois ma mère me pressa sur sa poitrine tout à coup, avec un soupir étouffé, et les larmes aux yeux.

— Qu’as-tu donc, ma mère ? lui demandais-je.