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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Enfin, au commencement de 1814, on apprit tout à coup que l’ennemi avait le pied sur le sol de la patrie.

Déjà, à cette époque, toute confiance dans le génie de Napoléon avait disparu. Chez lui, aventurier sublime, le génie, c’était la fortune. Or, Dieu, dans ses desseins, avait besoin de sa chute, et Dieu l’abandonnait.

Non-seulement on cessait de croire, mais on cessait d’espérer.

Ceux qui avaient quelque-chose à craindre ou à attendre d’un mouvement politique, tous ces serpents changeurs de peau qui vivent du gouvernement ou plutôt des gouvernements, commençaient déjà à disposer leurs batteries, ceux-ci pour diminuer leurs craintes, ceux-là pour doubler leurs espérances. On sentait, d’ailleurs, que Napoléon, ce n’était pas la France : on avait pris en quelque sorte à bail ce fermier héroïque. Le bail était fini. On comptait supporter les pertes, mais on ne voulait pas renouveler.

En entendait bien encore dire : « Napoléon a battu l’ennemi à Brienne ; les Prussiens sont en retraite sur Bar ; » mais, en même temps, on disait : « Les Russes marchent sur Troyes. » On lisait bien dans le Moniteur, qu’on avait été vainqueur à Rosnay et sur la chaussée de Vitry ; mais, en même temps que ce bulletin, paraissait le premier manifeste royaliste. On culbutait les alliés à Champaubert et à Montmirail ; mais le duc d’Angoulême lançait une proclamation datée de Saint-Jean-de-Luz.

À chaque victoire, Napoléon s’épuisait d’hommes, et perdait dix lieues de terrain.

Partout où il était, l’ennemi était battu ; mais il ne pouvait être partout.

À chaque, instant, le canon, que nous n’entendions pas encore, se rapprochait de nous.

On s’était battu à Château-Thierry ; on s’était battu à Nogent ; Laon était occupé.

Tout le monde faisait sa cachette, c’est-à-dire que chacun enterrait ce qu’il avait de plus précieux. Nous avions une cave dans laquelle on descendait par une