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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/122

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

l’air que leur oreille ne l’ait saisi ; pas un mouvement n’agitera la surface de l’eau ou l’épaisseur des feuilles que leur regard ne l’ait apprécié ; puis, comme tous deux ont les mêmes idées, une science pareille, un sentiment analogue ; comme leur silence n’a été, à tout prendre, qu’une longue conversation muette, on sera étonné qu’au moment venu, ils n’auront qu’un mot à dire, qu’un geste à faire, qu’un coup d’œil à échanger, et ils se seront communiqué plus de pensées par ce coup d’œil, par ce geste, par ce mot, que d’autres n’auraient pu le faire dans une longue discussion. Puis, lorsqu’ils causent le soir, autour d’un bivac forestier ou au coin de leur feu, toujours riche de braise et d’étincelles, comme ils racontent longuement et pittoresquement, les gens froids, rêveurs et silencieux, les gardes leurs chasses, les marins leurs tempêtes !  Comme cette poésie des grands bois et des larges océans, qui a roulé sur eux du sommet des arbres ou de la cime des flots, leur fait un langage naïf et imagé à la fois ! comme leur parole est grande et simple ! comme on sent que là est l’élu de la nature et de la solitude, qui a presque désappris la langue des hommes pour parler celle du vent, des arbres, des torrents, des tempêtes et de la mer !

C’est parmi cette population remarquable, à Villers-Cotterets surtout, à cause de l’étendue de la forêt, qui les isole de la ville, où ils ne viennent qu’une fois par semaine prendre l’ordre à l’inspection, tandis que leurs femmes vont à la messe ; c’est parmi cette population, dis-je, que je passai en sortant, comme on disait autrefois, des mains des femmes.

Au reste, mon apparition au milieu de ces hommes était une chose désirée depuis longtemps par eux : presque tous avaient chassé avec mon père, qui, comme on l’a vu, avait des permissions dans la forêt, et tous gardaient un grand souvenir de sa libéralité. Quelques-uns, d’ailleurs, étaient d’anciens soldats qui avaient servi sous lui, et que, par son influence, il avait fait entrer dans l’administration forestière ; en somme, tous ces braves gens, qui voyaient d’avance en moi des dispositions à être aussi large de la main que le général, — c’était ainsi qu’ils appelaient toujours mon père, — m’avaient-ils