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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/184

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

regarde plus aux additions ; — seulement, arrivé au vin, il appela le garçon : probablement, un doute l’avait pris, pour lequel il avait besoin d’un expert.

— Garçon, demanda-t-il, le bordeaux est-il de deuil ?

Deux heures après, on emporta Becquet chez lui.

Un soir, je rencontrai Becquet dans un de ces merveilleux états d’ivresse que lui seul savait noblement porter.

C’était un 21 janvier.

— Comment ! lui dis-je, gris un pareil jour, vous, Becquet ?

— Est-ce qu’il y a, par hasard, un jour où il ne soit pas permis de se griser ? demanda avec étonnement l’auteur du Mouchoir bleu.

— Mais oui, ce me semble ; il y a, pour vous surtout qui êtes royaliste, le jour anniversaire de la mort du roi Louis XVI.

Becquet parut réfléchir un instant à la gravité de l’observation ; puis, me posant la main sur l’épaule :

— Si on ne lui avait pas coupé le cou, à ce bon roi Louis XVI, croyez-vous qu’il serait mort aujourd’hui ?

— C’est plus que probable.

— Eh bien, alors, dit Becquet en faisant claquer insoucieusement ses doigts, qu’avez-vous à me dire ?

Et il s’éloigna avec cet aplomb de l’ivrogne, qui, par une longue habitude, a conquis sur le commun des buveurs cette supériorité d’être toujours certain de la rectitude de sa marche.

C’est ivre-mort, et sortant de chez mademoiselle Mars, que Becquet fit, au Journal des Débats, le fameux article qui finissait par ces mots, et qui renversa la monarchie : « Malheureuse France ! malheureux roi ! »

Becquet est mort de boire, et est mort en buvant.

Pendant les six derniers mois de sa vie, il ne dégrisa point : l’œil était devenu atone et sans expression ; les mouvements étaient involontaires et instinctifs ; sa main se portait machinalement à la bouteille pour verser du vin dans son verre, qu’il n’avait plus la force de vider. Jusqu’au dernier moment,