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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/23

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

avec moi, — à moins que je ne m’établisse dans l’une d’elles, comme avait fait le Diable boiteux ?

— Voilà justement la chose, répondit Féresse d’un ton goguenard en posant les nouvelles bouteilles près des anciennes ; c’est que M. le directeur général n’écoute pas de cette oreille-là : il veut que je garde cette chambre pour moi seul, et il n’entend pas que le dernier venu fasse la loi.

Je marchai à lui le sang au visage.

— Le dernier venu, si peu de chose qu’il soit, lui dis-je, est encore votre supérieur ; il a donc droit que vous lui parliez la tête découverte. Chapeau bas, drôle !

En même temps, j’envoyai, du revers de ma main, le feutre du pauvre diable s’aplatir contre la muraille, et je sortis.

Tout cela s’était passé en l’absence de M. Deviolaine ; par conséquent, je n’avais pas le dernier mot de l’affaire. M. Deviolaine ne devait être de retour que dans deux ou trois jours ; je résolus donc de rentrer chez ma pauvre mère, et d’y attendre ce retour.

Mais, avant de quitter l’administration, j’allai conter ce qui venait de se passer à Oudard, qui me dit qu’il n’y pouvait rien, et à M. Pieyre, qui me dit qu’il n’y pouvait pas grand’chose.

Ma mère fut désolée : cela ressemblait fort à mon retour de chez maître Lefèvre, en 1823. Elle courut chez madame Deviolaine. Madame Deviolaine était une femme excellente, mais à vues étroites ; elle ne comprenait pas qu’un commis eût d’autre ambition que celle d’être commis principal ; un commis principal, d’autre ambition que celle d’être sous-chef ; un sous-chef, que celle d’être chef, et ainsi de suite. Elle ne promit donc rien à ma mère ; d’ailleurs, la pauvre femme n’avait pas grand pouvoir sur son mari, et, comme elle le savait parfaitement, elle essayait rarement d’user du peu qu’elle avait.

De mon côté, j’avais prié Porcher de passer à la maison. Je lui avais montré ma tragédie presque finie, et je lui avais-demandé si, en cas d’accident, il ne pouvait pas m’avancer une certaine somme.